La meule de l’emploi
Le cinéma régional a le vent en poupe : encouragé par des politiques de production efficaces par les régions, il permet l’émergence de cinéastes et la mise en lumière de leurs territoires. Après la...
le 18 déc. 2024
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[Critique à lire après avoir vu le film]
A rebours de leur objectif, les bandes annonces me dissuadent souvent d'aller voir les films qu'elles promeuvent, me donnant le plus souvent une impression de déjà vu. Ce fut le cas pour ce Vingt Dieux. Fort heureusement, de nombreux échos favorables de mon entourage me poussèrent à changer d'avis. Fort heureusement, car le film de Louise Courvoisier est une belle surprise.
Depuis, entre autre, le réussi Petit Paysan, les projets de jeunes cinéastes qui situent leur fiction sur leur terre natale ont la cote. Le projet de Louise Courvoisier a donc pu trouver des financements. Le film ne dut pas être trop gourmand car il fut bouclé en seulement deux semaines de tournage. Un bel exploit. L'autre exploit, c'est d'avoir dégoté ces acteurs non professionnels qui se révèlent enthousiasmants. On a évidemment beaucoup loué le jeu du héros, Clément Faveau, d'une justesse constante que ne laissait pas présager son emploi, dans la vie, d'ouvrier agricole au sein d’une exploitation de volailles - son physique m'a rappelé le P'tit Quinquin de Bruno Dumont, lui aussi une fable en milieu rural, sur un ton bien plus burlesque. Mais sa partenaire, Maïwenn Barthélémy, n'a rien à lui envier, impeccable de bout en bout. Celle qu'on a injustement moins encensée, c'est Luna Garet, la petite fille, au physique très accrocheur, qui se hisse au niveau de son frère dans le film. Il fallait les trouver, puis les amener à ce niveau de performance : le mérite en revient à Louise Courvoisier et à son équipe.
Nous voilà donc dans le Jura, ce qui nous change des Vosges, en vogue ces derniers temps grâce à (ou à cause de ?) Nicolas Mathieu. Description commentée.
Anthony dit Totone, tout juste 18 ans, fils d'un producteur de fromage, passe son temps à boire des coups avec ses copains ou à draguer des filles, plutôt qu'à prêter main forte à son père. Pas de mère, on ne sait pas ce qu'elle est devenue, ellipse plutôt bienvenue pour ne pas alourdir le propos. Le père, on l'apprend d'une réplique, est aussi porté sur la bibine. Un soir, en boîte, il abuse, se casse la gueule sur le dance floor. Totone le remet dans sa voiture et le regarde partir. Erreur fatale, car le paternel ira se planter contre un arbre. Louise Courvoisier ne fait que suggérer la culpabilité ressentie par Totone : d'abord par un plan fixe sur le jeune homme qui a demandé à ses copains d'aller voir pour lui ; ensuite par une scène où il se rend, non pas sur la tombe de son père, mais devant l'arbre en question. Cette finesse va se retrouver presque constamment au cours du film.
Plus de père, donc c'est à Totone de subvenir seul à ses besoins et à ceux de sa sœur. Hum... voilà le point non réaliste du scénario, dans un pays qui possède les structures ad hoc pour vérifier qu'une enfant de 7 ans n'est pas mise en danger. Poursuivons. Pour gagner quelques sous, Totone va se faire embaucher dans une usine à comté. C'est roots : le patron lui lance qu'il sera payé 10 € de l'heure (brut ? net ? au noir ?) et la formation est expresse. Ceux qui doivent s'en charger sont ses fils, et le hic c'est que ce sont les deux gars qu'il avait agressés par jalousie lors d'une soirée, sa copine l'ayant éconduit. Evidemment, ça va mal se passer, mais avant, Totone aura eu le temps d'apprendre qu'un Comté remportant la médaille d'or à un concours rapporte 30.000 €. Et que le lait exceptionnel qui peut le permettre est produit par la sœur des deux vilains, une certaine Marie-Lise.
C'est en venant récupérer son lait pour la fromagerie du père qu'il fait sa connaissance. "T'es pas doué, toi", lui lance la jeune fermière parce qu'il a mal fixé l'embout du tuyau, les éclaboussant tous deux de lait. Lorsqu'elle se change sans pudeur devant lui, Totone n'en perd pas une miette - la scène a juste ce qu'il faut d'érotisme larvé. La figure de cette agricultrice est bien pensée : elle est d'un côté proche de Totone car elle aussi doit se débrouiller seule, d'un autre à l'opposé de son futur copain car elle a, elle, hérité d'un vaste domaine. Au passage, Louise Courvoisier relativise le statut de "favorisée" que lui lance Totone : "oui enfin, favorisée... je me lève tous les jours à 5h et me couche à 22h quand même... je passe pas mes journées à boire des coups". Pan sur le bec. Mais Totone s'est vu précipité brutalement dans le monde des adultes : il lui faut à présent gagner sa croûte. De Comté.
Son idée, naïve, est donc d’en produire le meilleur exemplaire du pays. "Tu vas jamais la gagner la médaille, Totone" lui lance l'un de ses copains. "Pourquoi ?" lui rétorque, sincèrement étonné, notre candidat à la récompense suprême. Touchante ingénuité du héros. Pour y parvenir, Totone va avoir l'idée de voler, de nuit, le lait de la belle. L'argument rappelle autant La part des anges de Ken Loach que First Cow de Kelly Reichardt. Plutôt le second dans le ton, car Louise Courvoisier se montre bien moins militante que le cinéaste anglais - pour ma plus grande satisfaction. Ce qui facilite les choses, c'est que l'agricultrice va mettre Totone dans son lit.
Comme les deux œuvres sus-citées, Vingt Dieux ménage quelques moments de suspense liés au vol du lait. La première fois lorsque Totone cherche fiévreusement les clefs dans les affaires de Marie-Lise. La seconde, un cran plus haut, lorsque les frères débarquent inopinément, alors que Totone a proposé à sa chérie de surveiller une vache sur le point de vêler pour qu'elle puisse dormir un peu. La bande de pieds nickelés qui l'assiste dans ses vols va se retrouver aux prises avec les deux méchants frangins. Bagarre, drame, rupture avec ses potes, et avec son amante à qui il a avoué le pot-aux-roses.
Parallèlement, on aura suivi les tentatives de Totone pour apprendre le métier. L'occasion de scènes plus documentaires, dont le didactisme n'est pourtant pas trop appuyé. La principale est cette femme qui propose, au bord d'un lac, une démonstration de fabrication du Comté. Là non plus, Totone n'en perd pas une miette. Il va ensuite s'y essayer, scènes légères auxquelles Louise Courvoisier accorde la durée requise : elle semble avoir retenu la leçon des frères Dardenne qui ont expliqué vouloir montrer la beauté des métiers manuels en leur conférant la lenteur consubstantielle à leur art (exemple, dans Le fils pour la menuiserie). On regrettera simplement la scène de clip sur un rock des années 50 pour figurer le parcours de la petite bande : ce que je nomme un marqueur de banalité. Ken Loach est coutumier du procédé, alors que Kelly Reichardt ne ferait jamais une chose pareille... D'une façon générale, trop de musique extra diégétique, même s'il faut saluer les compositions acoustiques signées par la famille - Charlie et Linda Courvoisier, qui jouent également leur partition.
Le spectateur qui, comme moi, fuit la mièvrerie des feel good movies prend peur : il ne va quand même pas remporter la médaille d'or ? Non. D'abord parce que, nous rappelle le film, obtenir l'AOP est un long chemin semé d'embûches, jalonné par moult contrôles sanitaires et de vérifications des méthodes ancestrales - on est en France, là-dessus le film est réaliste. Ensuite, parce que Totone ne parviendra à réaliser qu'une tomme à la triste mine. Tomme qu'il chargera sur son scooter pour aller la déposer chez Marie-Lise devant une meule de paille. La scène est assez poétique.
Elle expliquera aussi, peut-être, le revirement de la jeune femme, à l'issue d'une course de stock-cars fort bien filmée, où Totone est venu soutenir son ancien copain. Qui gagne. Totone, qui s'est précipité pour l'aider, ne va pas jusqu'à le rejoindre sur le podium que constitue le toit de sa voiture, mais il enjoint à sa sœur, qui en meurt d'envie, d’y aller. Séquence émotion, sans aucun effet tire-larme de la part de la cinéaste. Idem pour la scène finale, où les deux tourtereaux ne se jettent pas dans les bras l'un de l'autre : Marie-Lise lui montre simplement ses seins en riant à belles dents. C'est parfait. On comparera avec le récent En fanfare qui, lui, n'hésite pas à user des recettes faciles du mélo de base (héros qui pleure, utilisation du Boléro de Ravel). Louise Courvoisier se situe un cran au-dessus en exigence, fuyant tout effet appuyé.
Cette omniprésente finesse n'a pas échappé à plusieurs jurys, dont celui du prestigieux Prix Jean Vigo. Exemple, la façon dont elle traite le thème très peu abordé au cinéma de l'impuissance masculine à l'âge tendre d'un Totone. Juste après avoir paradé lors d'une fête agricole en se dépoilant sur le comptoir d'un bar, Totone rentre avec une fille, qu'il ne parviendra pas à "honorer". "C'est pas grave, ça arrive" le console sa copine. En réalité, pour elle c'est rédhibitoire, ce que suggère le fait qu'elle le mette dehors, puis qu'elle le snobe à la soirée suivante. On aurait pu croire à un simple accident, mais il se reproduit avec Marie-Lise. La sexualité, c'est beaucoup dans la tête, et quand le garçon commence à douter... C'est là que la jeune femme va l'ouvrir à une pratique qui, jusque-là, le dégoûtait, celle du cunnilingus. "Ça sent la vache !" lance-t-il à Marie-Lise qui, loin de s’en offusquer, éclate de rire d’une façon rafraîchissante. C’est ainsi dans Vingt Dieux : ce sont les femmes qui jouissent, sans que jamais ce constat ne prenne un tour revenficatif. A la campagne on parle cru, mais Louise Courvoisier filme pudique : les étreintes n'auront rien de racoleur. Eric Rohmer eût approuvé.
Au fil du récit, Totone sera devenu moins égoïste. On le voit uniquement préoccupé de sa petite personne au début, mettant ensuite ses copains au service de son seul projet (son copain va vendre son stock-car pour racheter le tracteur dont il a besoin), exploitant sans vergogne la fille avec laquelle il couche. A la fin du film, il paie sa dette symboliquement à la fermière, accepte de se faire teindre les cheveux par sa petite sœur, se porte au secours de son pote. La conversion n'a rien d'original, mais elle est montrée avec, de nouveau, un doigté certain.
Très peu de clichés sur les jeunes des campagnes... Déplorons seulement la scène de batifolage dans la paille : les agriculteurs n'ont pas de lit ? c'est légèrement plus agréable non ? Mais la scène nous vaut un beau plan, irisant la blonde chevelure de Totone. Voilà qui fait passer la pilule, dorée ici par la chaude lumière du soir. Finesse encore, pour épingler les gens qui proposent leur aide mais s'y refusent dès qu'on les prend aux mots : c'est ce que fait Totone au cimetière, en demandant à l'un de ses amis de l'argent. "T'as pas un proche qui peut t'aider ?" espère l’ami. Ben non, justement. « Pourquoi tu proposes alors ? » repond Totone, toujours juste.
Le tableau est déjà assez réjouissant mais ce n'est pas tout : le film de Louise Courvoisier est émaillé de bonnes idées et de plans superbes.
De bonnes idées ? Evoquons d'abord le long plan-séquence d'ouverture, caméra à l'épaule, suivant un dos massif se dirigeant vers la buvette un fût à la main. On ne sait s'il s'agit d'une femme ou d'un homme : ce qui importe, c'est le verre de bière qu'il va délivrer à Totone. La scène suivante, celle où Totone urine avant de rejoindre sa copine, est filmée en plan fixe à la juste distance. Le contraste est intéressant. Plus loin, on assiste à une discussion entre Totone et son copain passionné de stock cars, capté en plan américain. A la fin de la discussion, zoom arrière nous découvrant qu'ils se trouvaient sur le toit de la voiture, au beau milieu du circuit. Assez joli.
De beaux plans ? On les doit au chef opérateur, Elio Balézeaux. La brume sur les cimes c'est bien mais presque banal, je préfère relever une image où un troupeau de chevaux s'enfuit au galop sur la droite, une autre où un troupeau de vaches est saisi de nuit, les pâles taches blanches trouant avec peine l'obscurité. Le soin apporté aux nuances de vert lorsque Totone arrive sur son scooter, pull vert, casque vert et jaune fluo, sur une route bordée de forêt. Saluons encore le plan humoristique sur une vache qui se fait gratter le dos par une machine. Et remercions Elio Balézeaux de ne pas nous avoir servi de plans de drone, la tarte à la crème du cinéma contemporain.
Décidément, ce Vingt Dieux ne s'est pas révélé être le Nième feel good movie tant redouté. Plutôt un petit miracle d'équilibre, avec finalement peu de fausses notes. Vingt Dieux est indéniablement un film attachant, qui m’en a rappelé un autre, aux qualités proches : A l’abordage, de Guillaume Brac. Sauf que pour Louise Courvoisier, c’est un premier film. Coup d’essai, coup de maître. Une réalisatrice de plus à suivre - issue de la Cinéfabrique de Lyon. Bravo !
Créée
le 29 janv. 2025
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