Un plan vers la fin du film pourrait suggérer que cette envahissante famille décomposée et recomposée autour de la table d'un professeur vieillissant et solitaire n'a peut-être jamais existé. La théorie n'est pas valable bien sûr, mais elle révèle à quel point le film est fantasmagorique. Il est baigné dans la pénombre d'un appartement romain, aussi décrépit et noble que son propriétaire - un ancien professeur de sciences qui vit reclus chez lui avec pour seule compagnie une bonne et une cuisinière. La raison de sa solitude tient en peu de lignes : il préfère la compagnie des œuvres que celle de ceux qui les ont créées. En résumé, il refuse de partager les caprices et la souffrance des hommes au profit de la contemplation de tableaux représentants des familles riches en intérieur ou en extérieur. Luchino Visconti quant à lui nous propose son propre tableau, puisque le titre original du film est "Gruppo di famiglia in un unterno". Cette peinture en mouvement confronte deux mondes, l'un qui va finir, sombrer, ne plus exister et un autre plus moderne dont le commencement - cupide et futile comme le voit le vieux professeur - est déjà condamné par une fin certaine que Visconti dessine en creux. Toute chose a sa fin semble-t-il nous dire. La fin du monde du professeur est présente dans des scènes ou de vieux fantômes - mère et ex-épouse - viennent s'adresser à l'enfant ou l'homme qu'il était. Les fantômes du présent remplacent peu à peu ceux du passé. On offre un fils de substitution au proffesseur sous les traits de Konrad vu tantôt comme un gigolo cupide et tantôt comme un jeune homme au destin et ambitions brisées. On lui rétorque qu'il s'en sortira toujours, mais Visconti brise bien vite ce mythe de la toute puissance de l'argent et de la séduction.
Le professeur qu'il filme est comme immobilisé chez lui, il ne sort que de rares fois, dont une seule hors de la sphère de son immeuble - contemplation fugace de sa propre immobilité par un réalisateur déjà malade dont on a souvent écrit que ce film était son testament bien qu'il soit l'avant dernier film qu'il réalisera dans sa vie. Car si immobilité il y a chez Visconti, elle garde des vertus créatrices, preuve en est avec ce film qui n'aura pas l'ampleur des mouvements de ses premiers films, mais qui ne sera pas non plus une simple contemplation, seule activité du professeur. Konrad apparaît alors comme un fantôme - le vice en plus - de la jeunesse du professeur. Il le cache comme un prisonnier politique ou un juif pendant la guerre dans un mini-appartement derrière la bibliothèque pendant une nuit gigantesque et courte à la fois où l'esprit du professeur bascule. Il accepte, à distance, de porter la souffrance d'un autre. Autour de lui pourtant le bruit s'étend, tout tombe, s’effondre avec cette famille. C'est surtout Lietta qui brise tout cela avec sa spontanéité et son impudeur. Elle livre tout de son corps à ses secrets, sans retenue aucune. Au milieu, celle qui semblait tout contrôler, par sa séduction froide est l'objet de chacun, la plus flouée. Bianca Brumonti jouée par l'inoubliable Silvana Mangano semble, elle, n'appartenir à aucun des deux mondes.
Pour filmer ce huis clos magistral teinté d'irréel et qui décrit la fin d'un monde - autant par la peinture, les mots, que la musique ou encore l'intrusion phénoménal du téléphone qui ne cesse de sonner ou de servir à appeler alors qu'il n'était auparavant qu'un objet parmi d'autres pour le professeur - Luchino Visconti a choisit la maîtrise absolue des mouvements, des cadrages, et des ellipses. Les corps sont toujours là où ils devraient être, simplement pris dans la tourmente.
"Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.", une illusion avant le chaos. La mort viendra, mais pas sans des bras pour rattraper le professeur dans sa chute. Même si c'est seul finalement qu'il nous faudra tous affronter la mort.
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