Pierre-Yves Borgeaud, dont on connaît les affinités électives avec la musique - il fut batteur du groupe Urgent Feel -, avait déjà réalisé un film musical, Retour à Gorée, dont le protagoniste principal était Youssou N'dour ; et le succès fut au rendez-vous puisque le film remporta le prix du meilleur documentaire au 16ème Pan African Film Festival de Los Angeles, ainsi que le prix du meilleur documentaire suisse en 2007 au festival Visions du Réel de Nyon. Avec Viramundo, retraçant le périple musical de Gilberto Gil, maître de la musique brésilienne et ministre de la culture sous Lula, le réalisateur suisse signe un film où, au gré des rencontres, des découvertes et des concerts, la caméra met à nu des thématiques chères au musicien, de la diversité des identités à l'accès aux nouvelles technologies.
De Bahia, sa ville natale, et véritable laboratoire de la diversité ethnique et culturelle - en témoigne ce plan fixe sur le balcon d'un immeuble où des individus de toutes les couleurs sont réunis pour partager ce défilé musical des Filhos de Gandhi -, à l'Afrique du sud et ses townships, en passant par l'Australie, le voyage de Gil révèle une géographie unifiée par le thème de l'oppression et de la domination. N'est-ce pas notre musicien, qui, en se confiant à Peter Garrett, ministre australien de l'Education et de la Jeunesse, avouait vouloir chercher des "points de ressemblance entre le Brésil et l'Australie" ? Les trois pays qui scandent l'itinéraire de Gil ont, chacun à leur manière, subi des formes de domination coloniale ayant voulu éradiquer les cultures locales et leur affirmation. Tout ce voyage aura donc comme toile de fond la difficile expression de cultures marginales, à l'instar de ces jeunes rappeurs australiens avec lesquels Gil se plaît à improviser sur un beat de hip-hop, ou de la culture de ces aborigènes australiens, dont l'un des chefs, Patrick Dodson, soulignera la déficience de reconnaissance.
Mais jamais le réalisateur ne rend compte de ces cultures comme des isolats autonomes. Au contraire, les identités sont des constructions mouvantes, évolutives et plurielles, comme le rappelle la chanteuse Sabrina Santos à la fin du film, dont la fierté d'être à la fois Brésilienne et indigène témoigne de cette double appartenance. Gilberto Gil, lorsqu'il converse avec des aborigènes australiens, finit aussi par évoquer ses affiliations multiples, lui qui est descendant d'Africains, d'indigènes locaux, et quelque part entre ces deux rives, de colons européens. Par ailleurs, si les aspects négatifs de la domination coloniale sont mis en exergue de manière récurrente dans le film - à l'image de la langue portugaise vue comme imposée par cette enseignante de l'Institut de sciences et de technologies de Bahia -, il n'en demeure pas moins que les ponts entre l'Occident et les cultures indigènes peuvent relier bien plus qu'ils ne séparent, et nombre d'autochtones sont montrés dans le film comme profondément marqués par ces deux cultures ; ces plans fixes sur les terrains de basket et de volley-ball dans l'un des villages aborigènes étant là pour nous le rappeler.
Nous en arrivons donc à l'un des thèmes chers à Gilberto Gil, dont Viramundo permet le développement, à savoir celui du rôle des nouvelles technologies dans le décloisonnement du monde, dans l'ouverture aux autres, dans l'éducation des jeunes générations et dans le rapprochement entre les cultures. Dans les trois pays sillonnés, des enfants sont filmés souris et clavier à la main ; et lorsque Gilberto Gil se met à chanter devant la population de São Gabriel da Cachoeira - où un centre culturel fut ouvert dans le cadre des Pontos da cultura du ministère Gil -, des plans montrant des enfants devant des écrans d'ordinateur alternent avec le concert. Selon Gil, les nouvelles technologies - dont il voulut démocratiser l'accès au Brésil - peuvent être des vecteurs de libération et "offrir de nouvelles perspectives". Au même titre que ces technologies, la musique apparaît en fin de compte comme ce qui est susceptible d'unifier les hommes par-delà leurs origines, leurs identités, leur culture, leur langue, et ce qui, aux dires de Giberto Gil dans le documentaire, permet d'"aller ailleurs sans partir d'ici". Le MIAGI Youth Orchestra de Pretoria est révélateur de cette volonté d'atténuer des clivages sociaux et raciaux dans une société post-apartheid où les séquelles de la ségrégation sont encore palpables. Mais la musique est également le support par excellence où peut se déployer la diversité des influences et des origines. Le tropicalisme lui-même n'encouragea-t-il pas l'hybridation des styles musicaux en recourant au rock'n'roll et aux rythmes africains ?
Enfin, les accents biographiques de Viramundo n'échappent pas au spectateur, qui peut prendre la mesure, par le truchement du regard rétrospectif de Gilberto Gil, des contradictions de son parcours et du rapport du musicien à la politique. Si ce dernier voit dans son accession au pouvoir les prémisses d'une évolution positive et le signe d'une meilleure intégration des Noirs dans la société brésilienne, Gil confie à Vusi Mahlasela, chanteur sud-africain, que "la voie politique était trop compliquée" et qu'au fond, "un poète reste un poète". C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, explique-t-il à Peter Garrett, il ne renonça jamais à la musique lors de l'exercice de son mandat.
S'il ne fallait retenir qu'un plan de ce film d'une grande humilité et d'une profonde simplicité, ce serait celui où Gilberto Gil est filmé en plongée parmi les membres des Filhos de Gandhi, vêtus de tuniques blanches et de turbans couleur saphir, et comme noyé au sein de cette foule arpentant les rues de Bahia, signe de sa volonté d'être parmi les hommes. Ce film, qui constitue un véritable dialogue musical, nous montre à quel point les frontières entre culture, art, social et politique sont perméables, et à quel point il est important, dans un monde s'homogénéisant, de renouer les fils du métissage.