L’entreprise d’écrire sur Visitors, le nouveau film de Godfrey Reggio est quelque peu insensée et prétentieuse. Qu’à cela ne tienne, c’est pour la bonne cause ! Le dernier né de Reggio, contrairement à la trilogie Qatsi, n’est pas palpable : l’expérience est presque indescriptible. Bien que le réalisateur lui-même ne cautionne pas le terme, on s’aventure ici beaucoup plus dans l’expérimentalisme, tout étant déconnecté des réalités captées par la caméra dans les Qatsi. Pour rendre justice au cinéaste, disons que si Visitors n’est pas expérimental, c’est une authentique, profonde et singulière expérience de Cinéma. Avec un grand C, une fois de plus.
« Ça n’est pas un film qui s’adresse au cerveau, mais à notre plexus solaire, à nos tripes » disait Godfrey Reggio en présentant son œuvre à l’Étrange Festival. Difficile finalement de mieux le résumer. A travers 74 plans (soit curieusement l'âge du réalisateur lors de la conception du films) répartis sur 87 minutes de métrage, Visitors dévoile des images aux connexions abstraites et pourtant parfaitement fluides : des portraits, des réactions, des paysages… Tout ceci buriné avec un noir & blanc somptueux, aux contrastes saisissants qui donnent à l’image parfois même un effet relief.
Malgré la beauté ambiante évidente des images, très rapidement, Visitors s’obstine à sortir le spectateur de sa zone de confort. Les premiers plans sont des portraits quasiment statiques portés sur près d’une minute. C’est là où résulte probablement tout le génie dans l’expérience de Reggio : la mise en place d’un film que lui-même décrivait comme « douloureusement lent » ne sert finalement qu’à faire sauter les barrières entre le film et le spectateur, trop habitué à être passif devant une œuvre à la narration automatisée. Ici, c’est un véritable dialogue qui naît, chose assez rare pour être soulignée.
Chercher du sens dans le film, chercher une construction précise, comme celle qu’on a dans les Qatsi, c’est perdre tout l’intérêt, expliquait lui-même Reggio. Il n’y a pas d’explications au sens cérébral, intellectuel particulières. Le spectateur projette ses obsessions, voire même son quotidien dans Visitors, se mêlant ainsi à la proposition de Reggio. Quand on évoque le dialogue du film, c’est en ce sens qu’il se fait, de la manière la plus simple possible, finalement. Encore une fois, c’est là tout l’intérêt du film qui le rend ainsi difficile à décrire, encore plus à critiquer tant l’expérience est profondément subjective, si ce n’est même intime.
Pourtant, le film esquisse des thématiques et réflexions qui parviennent à nous atteindre. Reggio y évoque des thèmes chers à son coeur, le rapport entre l'homme et son univers, sa création, sa technologie. Jamais diabolisant, le regard du metteur en scène n'est là que pour lier les images. On observe ces visages, ces structures sans vies, ces gens aux réactions automatisées, sans que pour autant le film trahisse véritablement son intention, celle justement d'une œuvre où il ne faut pas non plus trop chercher le sens. Le fond est là, à peine dessiné, mais il n'en faut pas plus. A nouveau, ce serait perdre l'intérêt.
Si les images hypnotisent, évidemment captées et montées avec une adresse hors-du-commun, un talent ciné-photographique qui devrait servir d’exemple, l’expérience est sensorielle à tous les niveaux, une fois de plus aidée par l’immense Philip Glass. L’un des compositeurs américains les plus singuliers a sûrement trouvé, depuis Koyaanisqatsi, le metteur en scène absolu avec lequel collaborer. Encore une fois, il s’exprime ici librement tout en étant complètement en phase avec le métrage. La sensation procurée par l’assemblage de telles images et musiques est inégalable et sans aucun doute la marque de grands hommes de cinéma.
Dire que Visitors va diviser serait un doux euphémisme, autant finalement que dire qu’il est complexe. C’est un film profondément simple dont la nature-même se doit de diviser : parier sur une expérience personnelle qui changera du tout au tout d’un spectateur à un autre. On repense aux mots d’Alejandro Jodorowsky dans Jodorowsky’s Dune, concernant son légendaire projet : « It’s a movie of the heart, boom boom [tape sur son coeur], it’s a movie of the mind, pscchhhhhtt ! [fait imploser sa tête avec ses mains] ».
A voir impérativement, même si les ressentis vont être forcément durs à partager. En espérant du fond du cœur qu’un distributeur audacieux se jette dans l’aventure Visitors pour rendre le film visible dans nos salles obscures ; car c’est bien là une ambiance qui lui est presque nécessaire.