Impossible de contester la beauté du cinéma d’Akira Kurosawa, dont les films ont su s’imposer comme de véritables références dans l’histoire du septième art. Cette beauté eut diverses formes, se matérialisant dans des époques et contextes divers. Et c’est probablement avec Vivre que Kurosawa lui donne une nouvelle dimension.
Vivre nous familiarise avec une certaine bureaucratie japonaise, une administration croulant sous les dossiers, notamment celle gérant les travaux liés à la ville. Le héros du film, Watanabe, est le chef de service du génie civil, gérant une petite équipe. Là, les citoyens soumettent leurs projets, leurs espérances. Dans un système où tout est aussi catégorisé, tout devrait être simple. Mais il n’en est rien. Chaque service se renvoie la balle, personne n’obtient de réponse, et tout le monde revient à la case départ. Le cinéaste japonais nous fait ainsi découvrir un système qui est, avant tout, déshumanisé, où les employés ne peuvent s’épanouir, et où la seule source de motivation est d’obtenir une petite promotion. C’est cette humanité qui manque, que Kurosawa va raviver dans Vivre.
Le quotidien était bien simple et sans histoires pour lui, mais lorsque son arrêt de mort est signé par la présence d’un mal discret et vicieux, l’infortuné Watanabe perd ses repères. Il passera alors par plusieurs phases. D’abord, c’est le désespoir, avec une conduite mêlant tentative de suicide et débauche, l’occasion d’une virée nocturne où l’on est d’ordinaire à la fête, sauf lorsque l’on vient d’apprendre que ses jours sont comptés. Cette partie du film contiendra d’ailleurs l’un de ses sommets, alors que Watanabe chante Gondola no Uta, une vieille ballade, seul au milieu des gens, dans un bar, les larmes aux yeux. C’est la fête, autour de lui, mais l’homme est submergé par la mélancolie. Vient ensuite la rencontre avec Mlle Odagiri, qu’il connaissait déjà au travail, mais dont la spontanéité et la joie de vivre lui redonnent la foi. Avec elle, il découvre quelqu’un qui ne se complaît pas dans sa situation, et qui cherche un but dans son existence. Ce sera alors un tournant pour Watanabe, qui se lancera dans son ultime mission. Ainsi, Vivre vient raconter le dernier chemin de croix d’un homme qui, au crépuscule de sa vie, qui la remet soudainement en question, et qui réapprend à vivre, pour diffuser l’humanité dans un monde qui s’en est peu à peu dépourvu.
Il ne s’agit en effet pas pour Watanabe de simplement redonner du sens à sa vie avant la fin, mais d’œuvrer, enfin, pour les autres, ce qu’il ne fit jamais à cause d’un système qui l’en empêchait. Il peut laisser une empreinte, léguer un héritage qui sera autre chose que quelques économies pour son fils. La seconde partie du film, se déroulant lors de la veillée funèbre dédiée à Watanabe, permet justement de mettre en lumière cette notion d’héritage. Ceux qui l’ont connu se souviennent, ils se remémorent l’homme et ses actes. Tout cela doit mener à une prise de conscience collective, même s’il sera bien difficile de changer les choses. Seul reste ce portrait de Watanabe, sous les traits d’un Takashi Shimura magnifique, probablement dans l’un des rôles de sa vie.
Dans ses précédents films, déjà, Kurosawa cherchait l’humanité là où elle semblait avoir disparu. Vivre est probablement celui qui le fait de la manière la plus évidente mais aussi la plus émouvante, ne manquant pas, malgré sa beauté et l’espoir qui véhicule, de garder cette note d’injustice et de pessimisme qui montre que le monde n’est hélas pas près de changer. Quelques années plus tard, Bergman réalisera Les Fraises Sauvages (1957), un autre film formidable, débordant d’humanité, et qui nous fait penser, au moins un peu, à Vivre. Car si les deux films prennent des chemins différents, ils constituent de véritables hymnes à la vie, dont on se dit qu’on n’en profite parfois pas assez.
Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art