Vivre est un film qui parle de l’essentiel : le sens de la vie. Et pour cela il le fait en prenant pour cadre une réalité totalement coupée de cet essentiel : la bureaucratie !
Kanji Watanabe est un homme mort depuis 25 ans, il ne vit pas, il fonctionne. Lui, qu’on surnomme dans son dos « la momie » est plongé dans la paperasse : il tamponne, il feuillette ses liasses de papiers et il s’assure que rien ne se passe, rien ne bouge. Dès le début du film, Kurosawa nous brosse un tableau drôle et affligeant à la fois du système bureaucratique : un formidable appareil qui tire sa force et son efficacité de la solidarité de tous ses membres unis dans une même apathie et le même refus d’agir : chaque département renvoyant à un autre entraînant ainsi les solliciteurs dans une valse sans fin.
Et voilà que la vie bien huilée de Kanji se trouve bouleversée en apprenant qu’il a un cancer et qu’il est condamné à mort sous peu… Dans toutes les traditions anciennes de sagesse on trouve ce conseil : penser chaque jour à la mort. Loin d’être mortifère, cette attitude, au contraire, permet à l’homme d’être éveillé, d’avoir conscience du prix de la vie pour la vivre pleinement. C’est bien ce qui arrive à notre « héros ». D’abord tétanisé, il se réveille finalement et réalise que depuis des années, il ne vit pas et passe à côté de sa vie. Il décide alors de commencer à vivre avant de mourir… mais comment devenir vivant ? Qu’est-ce que vivre ? Participer au divertissement de masse ? S’étourdir de fêtes ? D’alcool ? De filles ? De bruit ? Se noyer dans la foule? Il cherche, il tâtonne. Véritable chemin initiatique au seuil de sa vie. Et voilà que la personne qui va lui montrer le chemin n’est pas un sage vieillard, mais une jeune fille. Car finalement tout être humain peut montrer le chemin à un autre, même sans le savoir, si cet autre cherche vraiment un chemin. Et ce chemin, la réponse à la question que Kanji se pose, c’est en lui-même qu’il va le trouver. Cinq mois lui suffiront à changer radicalement de vie. Cinq mois durant lesquels il va devenir un vivant et secouer la machine bureaucratique. Le signe de cette vie qui s’est éveillée en lui ? C’est la joie qui irradie son visage.
Le film bascule alors et nous introduit dans une seconde partie : Kanji est mort mais Vivre continue à dérouler son histoire désormais racontée à travers ceux qui l’ont côtoyé. Une deuxième partie qui prend la forme d’un procès, le procès de ceux qui se jugent eux-mêmes face à cet homme et ce qu’il est devenu. Tout y passe : déni, détournement, récupération, justifications, etc. tous les moyens psychiques mis en œuvre par l’être humain depuis toujours pour éviter de changer de vie et surtout pour éviter la vie.
Vivre est un film peu banal qui aborde la question de la mort de front. Le sujet de la bureaucratie dépasse largement ce milieu professionnel, c’est un symbole de toutes vies humaines qui se protège, qui se calfeutre, qui se paralyse plutôt que de s’ouvrir à la vie, à ses risques, à son engagement, à son dynamisme. Cinq mois ont suffi à Kanji pour tout changer, il suffit juste de le décider.
Il n’est pas trop tard. Ce n’est pas impossible ! S’il le faut, je peux accomplir quelque chose.
Cette histoire très dense, où il se passe peu de choses mais qui parle de l’essentiel est porté par une magnifique réalisation de Kurosawa et par le jeu d’acteur impeccable de Takashi Shimura, acteur fétiche de Kurosawa.
Le réalisateur nous offre un travail d’orfèvre : chaque plan est soigné et la forme est au service du message. La symbolique est travaillée, comme celle des escaliers qui revient à plusieurs moments dans le film : alors que Kenji les descend à plusieurs reprises, il s’élève humainement, autre grand enseignement des traditions de sagesse. C’est une dimension particulièrement marquée au moment où il s’est réveillé de sa torpeur et a pris sa décision : il descend les escaliers avec vivacité tandis qu’un groupe de jeunes chante en japonais « happy birthday » et qu’une jeune fille, fêtant son anniversaire, monte vivement les escaliers en sens inverse de Kanji. Mais à ce moment là celui qui vient de naître c’est bien Kanji ! Le film fourmille ainsi de trouvailles visuelles et symboliques. Un grand film de Kurosawa !