En 1952, Akira Kurosawa sortait l’un des ses (nombreux) chefs d’œuvre, Vivre (Ikiru), qui racontait la prise de conscience par un fonctionnaire atteint d’un cancer en phase terminale de la vacuité de son existence, et sa décision d’apporter un peu de bonheur à des enfants d’un quartier défavorisé en leur construisant un terrain de jeu. La performance de Takashi Shimura, le second acteur fétiche de Kurosawa avec Toshiro Mifune est restée inscrite à jamais dans la mémoire de tous ceux qui ont eu la chance de voir le film, un film qui n’a plus été, malheureusement, diffusé dans les salles françaises depuis des décennies.
La perspective d’un remake d’un tel monument était susceptible de générer les pires inquiétudes chez les amoureux, dont nous sommes, de l’œuvre colossale de Kurosawa : les adaptations de ses films par le cinéma occidental n’ont jamais été au même niveau (on oubliera par pudeur les médiocres 7 Mercenaires de John Sturges, et on préférera se souvenir de la relecture par un Sergio Leone quasi débutant de Yojimbo dans A Fistful of Dollars…). Le nom du grand Kazuo Ishiguro, Prix Nobel de Littérature, et auteur en particulier des merveilleux Vestiges du Jour, chargé de l’adaptation du scénario à la société anglaise, ainsi que l’implication de producteurs japonais, étaient, il est vrai, des informations rassurantes, mais on pouvait être plus dubitatifs quant au fait que la réalisation soit confiée à Olivier Hermanus, un jeune réalisateur sud-africain encore peu expérimenté.
Le premier choix de Ishiguro, capital, a été de garder quasiment inchangée l’histoire écrite par Kurosawa, et de simplement travailler sur son intégration dans les codes de la société britannique d’après-guerre, en conservant un déroulement au début des années 50, échappant ainsi aux pièges d’une « modernisation » qui aurait pu compromettre la vraisemblance des évènements. Comme dans les Vestiges du Jour, justement, Ishiguro s’appuie avec une grande finesse sur les rituels très stricts d’une société aussi rigide que celle du Japon, où il est à peu près aussi inconcevable d’exprimer ses émotions.
Si l’impression initiale que donne notre immersion dans la bureaucratie anglaise se rapproche quasiment des délires du Brazil de Terry Gilliam, c’est le voyage de Mr. Williams dans une ville côtière où il rencontre un jeune artiste bohème (Tom Burke, qu’on a plaisir à voir en attendant la nouvelle saison de CB Strike) et où il essaie en vain de s’initier à la débauche (car « vivre », n’est-ce pas boire, s’amuser, danser et fréquenter de prostituées ?) qui fait basculer le film dans le mélodrame, comme c’était le cas du chef d’œuvre de Kurosawa, lors d’une magnifique scène de chanson dans un bar. Mais ce sera sa rencontre avec l’une de ses employées, qui quitte l’administration (Aimee Lou Wood, aussi lumineuse que dans Sex Education) ainsi que son incapacité à communiquer avec son fils et sa belle-fille, qui vont permettre à Mr. Williams de comprendre comment il va pouvoir « vivre » ses derniers mois d’existence… A partir de ce moment-là, grâce en particulier à une performance merveilleuse, toute en délicatesse et en retenue de Bill Nighy, il sera difficile (comme chez Kurosawa…) pour le spectateur d’empêcher ses larmes de couler.
Vivre s’avère une expérience émotionnelle assez extrême, un film que l’on aura finalement du mal à juger objectivement, tant on en sort bouleversé… Aussi bon que le Kurosawa ? Sans doute pas… Mais Vivre est un remake qui ne trahit pas sa source, au point qu’on pourrait presque lui reprocher sa trop grande fidélité (mais on n’est jamais content…), et au contraire lui fait honneur.
Ce qui, en soi, n’est pas un mince compliment à lui faire…
[Critique écrite en 2022]
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