N'ayons pas peur des mots : Vivre est probablement l'un des films les plus beaux et les plus émouvants du maître japonais, bien qu'en termes de forme ou de scène "pure", il soit relativement banal, sobre, et que le cadre, et particulièrement la saisie des visages, soit toujours aussi maîtrisé, traduction: c'est carré. Le sujet s'y prête bien sûr : un homme atteint d'un cancer se prend une belle baffe existentielle et remet ainsi sa propre vie en perspective. Mais le traitement y est pour beaucoup, tombant rarement dans le pathos, bien que la seconde partie du film consacrée à la mémoire du condamné contienne certaines longueurs. Et puis la narration épouse littéralement les méandres de l'âme humaine, jusqu'à inclure l'hésitation et l'indécision dans les dialogues. Un point important pour moi, car ainsi, ça ne se veut jamais donneur de leçons, et ça montre aussi qu'une transformation, surtout lorsqu'il y a derrière trente ans d'immobilisme physique et moral, ne se réalise jamais immédiatement, contrairement à ce que semble suggérer le synopsis. Un film doté d'une richesse narrative inouïe, et d'une esthétique variée (entre néoréalisme et expressionnisme), contenant trois films en un, avec la découverte intérieure de la maladie et du constat d'échec, une méditation via deux virées nocturnes sur le sentiment de gaspillage de la vie, et une enquête sur l'identité réelle d'un disparu.
Kurosawa aborde son sujet par le biais de la bureaucratie japonaise. Le terrain idéal pour exprimer la vacuité totale d'une existence, celle du "parfait" employé, dont la présentation est accompagnée par une voix off qui reflète ce que son apparence physique dévoile déjà. Une véritable "momie", mort en sursis, penché vers son bureau comme s'il y était incrusté, se donnant seulement l'air de travailler efficacement, comme tous les autres membres du bureau. L'acteur qui interprète ce "mort-vivant" est Takashi Shimura, l'un des acteurs les plus dirigés du réalisateur, mais dont la présence a souvent été reléguée au second plan par le bouillonnant Toshiro Mifune. Ce choix est intéressant et judicieux, car il est l'exact opposé de ce dernier, avec un jeu essentiellement intérieur. Il suffit de comparer ce film avec Vivre dans la peur pour mesurer à quel point leurs interprétations différent dans leur manière d'incarner un vieil homme, l'un prêt à exploser comme l'objet de sa peur, tandis que l'autre paraît pouvoir s'affaisser à tout moment dans sa fragilité. Deux films semblables également par la manière dont le personnage principal influe au film toute son âme. D'un autre côté, nous suivons le périple d'un groupe de femmes, envoyées balader dans un cercle infernal, de service en service, portant sous le bras le projet de transformer un cloaque infesté de moustiques - ressemblant à celui de L'ange ivre, tout un symbole - en parc pour enfants. Visiblement, le système administratif est coincé : il n'y a pas de place pour l'humanité ou la chaleur humaine (l'unique rire qui jaillit entre ces murs est raillé pour son apparente futilité, de la bouche d'une femme qui aura toute son importance par la suite).
Puis vient le diagnostic et avec lui, la seconde partie du film : la maladie et son impact existentiel. Bien que les docteurs épargnent au sexagénaire la vérité factuelle, ce dernier en a connaissance par hasard. Cette hypocrisie, qui de manière globale complète le portrait de la cruauté humaine, sert le récit à plusieurs niveaux : psychologique (avoir le déclic, la peur de mourir sans avoir fait quelque chose de la vie), narratif (laisser dans le vague sa transformation progressive aux autres pour mettre en exergue l'incompréhension qu'elle suscite, et l'isoler dans sa souffrance), philosophique (la conscience d'une mort prochaine, véritable ou pas, suffit pour revenir sur une vie). Suivent deux sorties nocturnes distinctes, avec des compagnons différents, pour essayer de jouir de la vie comme jamais : un poète libertaire qui s'auto-proclame Méphistophélès (Ange de la mort et du plaisir immédiat), puis son ex-collègue (qui n'en pouvait plus de vivre dans cette ambiance sclérosée), libérés du système d'une manière totalement différente. C'est pour lui l'occasion de de "vivre" physiquement, dans les paradis artificiels du Japon d'après-guerre ultra américanisés (tripots, bars, cabarets, strip-tease), et le prétexte également de remettre sa vie en perspective, de faire le point. Mais le fil de ses idées n'est jamais fluide, et passe par une série d'étapes non-linéaires, qui sont essentiellement des expériences inédites pour lui-même, car il ne sait même pas ce qu'il aime n'ayant jamais pris le temps de faire autre chose que de travailler. Le passé remonte aussi à la surface avec certaines résolutions qu'il regrette, mais il n'y trouve aucune clé concluante hormis des prétextes l'empêchant de vivre ici et maintenant. L'enjeu de ces tribulations est la transformation morale et physique : la maladie prend le dessus en apparence, mais en vérité sa détermination et son désir d'enfin faire quelque chose d'important - dotée à la fois d'un sens et d'une intensité quasi fantastiques - se saisissent enfin de lui à la fin de ce deuxième acte. Il y a selon moi deux scènes-pivots de cette évolution, absolument magnifiques : la première est une chanson sur la brièveté de la vie qu'il faut saisir avant qu'il ne soit trop tard, marquant la futilité de la première expérience bien que nécessaire pour sa négativité, et la seconde est la prise de conscience de ce que ce personnage peut faire, à la hauteur de ses propres moyens (il va reprendre ce dossier du parc), sans l'intermédiaire de son accompagnatrice (symbole de jeunesse et de vie), pour vivre comme il n'a jamais vécu, brûlant en six mois l'équivalent d'une existence bien remplie. Cette seconde naissance est idéalement marquée par une chanson d'anniversaire qui était adressée à une autre personne. Deux moments inoubliables de cinéma.
En parallèle, les collègues et la famille commencent à s'interroger sur sa soudaine transformation, font traîner des rumeurs à son sujet, comme dans Scandale. Ils mettent tout ça sur le compte de cette femme, cette ex-collègue, alors que ce sont de pures coïncidences. Il a en effet dépensé beaucoup d'argent pour vivre ces expériences, et il a même acheté un chapeau, symbole de sa fausse première mutation et de ces qu'en-dira-t-on. Après ce passage digne de A la recherche du temps perdu (en deux temps, deux expériences, à savoir se retrouver soi-même puis ensuite les autres, permettant de reformuler l'idée du sacrifice individuel : agir pour les autres, c'est peut-être aussi ce qui nous remplit le plus de vie), le récit annonce soudainement la mort du personnage principal, alors qu'on s'attendait à ce qu'on suive son projet pas à pas, ce qui est la troisième partie du film. Un retournement narratif particulièrement intelligent, évitant l'écueil du pathos et de la leçon morale du seul contre tous, et qui nous montre aussi que ce qui intéresse le réalisateur, ce n'est pas la résolution finale ainsi que son développement, mais seulement la progression vers ce pic psychologique. A la place, nous avons droit à une très longue veillée funéraire où nous retrouvons les collègues de bureau, le maire, puis plus tard, la famille, qui parlent à son sujet, et ne lui font pas bonne presse, essentiellement parce qu'ils le connaissaient mal (comme lui-même à l'origine). Se met alors en oeuvre une puissante dialectique portant sur les souvenirs d'un disparu, alternant témoignages et flashbacks venant contredire ces calomnies (rappelant fortement Rashomon), qui expriment toute la contradiction dont les humains sont capables. Ces témoignages s'approchent en effet progressivement d'une vérité théorique (savoir ce qu'a fait cet homme, ce qu'il a traversé, et ce qu'il a retrouvé : une âme d'enfant, une humanité, ce que sa dernière image sur la balançoire sous la neige concentre fabuleusement) mais sans la mettre en pratique (l'imiter), dévoilant ainsi l'ampleur de la faiblesse et de lâcheté humaines. Etait-il un héros ? Non disent les uns car même s'il en a donné l'impulsion, les lauriers reviendraient en fait à la coordination du bureau ainsi qu'aux travaux publics. Mais au fur et à mesure, on réalise que son humanité y a été pour beaucoup (bien plus que la soit-disante efficacité du système bureaucratique), et surtout qu'elle est une exception même s'ils s'en défendent (l'allusion au Christ au début n'est pas anodine, sauf que la transcendance est ici totalement humaine et repose sur la responsabilité individuelle), ce que la conclusion confirmera. Le héros de Kurosawa par excellence, sans aucune qualité particulière, rendant ainsi encore plus forte son réalisation ultime, toute modeste soit-elle.
Bref, un drame existentiel au sens fort du terme, que je ne conseillerais vraiment pas aux novices (et à éviter aussi en cas de déprime ou de fatigue), surtout pour sa dernière partie traînant en longueurs, et sa forme qui a un peu vieilli. À mes yeux, l'un des plus beaux films de Kurosawa qui répond à une question universelle, nécessaire : comment vivre lorsque je me meurs ?