Dans son quatrième long-métrage, le réalisateur espagnol Jo Sol se saisit à bras-le-corps d’un questionnement fondamental : qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce que vivre pleinement, quand on est privé d’une partie de l’usage de son corps ou que l’on doit éviter la rupture avec un psychisme trop contusionné ? Car il ne s’agit pas de survivre à demi, comme le crocodile de l’affiche, arraché à son milieu et donc aussi bien à-demi mort qu’à-demi vivant... Pour que la vie ne devienne pas une survie trop rampante, trop plaquée au sol, doit-elle se muer en « fiction », comme l’annonce hautement le titre, très exactement traduit de sa langue originale, « Vivre et autres fictions »?
Cette question travaille le film dès sa matière même. D’ailleurs, film de fiction ou documentaire ? Jo Sol l’affirme clairement : « Je ne crois pas aux frontières. Pour moi, il est difficile d’établir s’il s’agira d’un documentaire ou d’un film de fiction. » De fait, le film est scénarisé mais les protagonistes y jouent le personnage et le rôle de leur propre vie : Antonio Centeno, casque de cheveux bruns délicatement bouclés et pleins de vie sur la tête, regard malicieusement plissé, comme un Claude Rich ibère, est un écrivain tétraplégique, militant activement pour une prise en charge sociale de l’assistance sexuelle. Celui qui, après un séjour de plusieurs années en hôpital psychiatrique, devint son assistant de vie, Pepe Rovira, est un personnage transfuge d’un précédent film, « El Taxista Ful » (2005), dont on voit fugitivement l’affiche. Lui-même doit mener un combat contre ses propres « démons », pour reprendre le terme employé par Antonio : un passé de chômeur ne trouvant d’issue que dans la transgression et le vol, une addiction contradictoire à l’alcool, pourvoyeur non pas d’oubli mais d’hypermnésie douloureuse, enfin l’absence prolongée, délibérée, de son fils Marcos, qui a préféré s’éloigner pour permettre à son père de mieux se sauver, mais auquel celui-ci s’adresse continuellement lorsqu’il se retrouve chez lui, à voix haute, par-delà le vide...
Côtoyant ce duo central d’existences fracassées, quelques figures, belles et émouvantes, de grands tétraplégiques ; une assistante sexuelle, belle et sensible, magnifiquement engagée ; et l’aide soignante, qui semble balancer entre réprobation, affichage d’un positionnement moral, et secrète inclination, voire frustration... À chacun son handicap...
La caméra navigue ainsi étroitement entre réel et fiction, se collant souvent au plus près de la réalité des visages et de leurs émotions. Le flamenco accompagne cette exploration et le chanteur Niño de Elche apparaît fréquemment à l’écran, poursuivant les personnages de ses mélodies, à la manière de la figure masculine, mi-ange, mi-fantôme, qui hante de façon récurrente certains films de Kieslowski. Le flamenco, qui peut aussi éclater comme une éclosion, ouvrant la voie à toutes les douleurs, aux déchirements jusqu’alors informulés, ou aux plaisirs les plus profonds...
*... pour reprendre et « malaxer » Alain Bashung...