Qui est cet inconnu ? Cheveux blancs, en pétard, un Allemand : Schopenhauer !

Genre : Foirades

« Peut-être n'y a-t-il que des fausses routes. Il faut pourtant trouver la mauvaise route qui vous convient », disait Samuel Beckett. Cette citation à se flinguer, à se pendre, à se noyer, aurait pu ouvrir le dernier Woody Allen, brillante comédie noire, où l'auteur porte un regard sur la vie plus désespéré qu'à l'accoutumée.

Tous les personnages, à une ou deux exceptions près, sont des insatisfaits chroniques, incapables de réussir ce qu'ils entreprennent, des mous-du-cul, en fait, un troupeau de Frédéric Moreau de L'Education sentimentale ; on a envie de les prendre un à un par les épaules pour les secouer et leur hurler « Branleurs ! » en leur postillonnant à la face. Lui, Roy (Josh Brolin), écrivain one-book-wonder de 38 ans, désire la voisine qu'il épie de sa fenêtre. Elle, sa femme Sally (Naomi Watts), travaille dans une galerie d'art avec la ferme intention d'ouvrir un jour la sienne, tandis que son papa (à elle) vit une résurrection grotesque : il a abandonné son épouse pour une jeune actrice-prostituée, ou prostituée-actrice, c'est selon.

Certes, ils sont tous un peu artificiellement reliés, et Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu prend parfois la tournure d'un film choral bricolé. Mais ce défaut est vite couvert par le grondement sourd de la philosophie déployée par Allen, qui lorgne vers Schopenhauer : « On dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision ; elle y met toutes les douleurs de la tragédie ; mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit, dans les détails de la vie, au rôle du bouffon. » Tout ce petit monde, donc, s'agite comiquement sous nos yeux, comme des pantins, se débat vainement, absurdement, contre une force inexorable qui les poussera tour à tour tôt ou tard dans le mur.

Si ce vieil homme qui fréquente les bancs de musculation des salles de gym et transpire dans les discothèques semble si pathétique, c'est que la vie est une autoroute sans bretelle. Heureux ou non, mieux vaut se cantonner à la voie (plus ou moins) choisie au départ si l'on veut éviter les emmerdes. Il faut continuer, continuer jusqu'au bout, continuer jusqu'au bel et sombre inconnu. Car le code de la reproduction sociale interdit demi-tours et bifurcations. Emprunter des chemins de traverse pour rejoindre une autre route, tout aussi mauvaise d'ailleurs, se révèle catastrophique pour ces êtres en quête d'une situation meilleure.

Woody Allen applique la citation de Macbeth, qui ouvre et clôt son film, à la lettre : « La vie est une fable racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. » La voyante, à la fois idiote et sorcière shakespeariennes, fait la pluie et le beau temps. Avec sa spiritualité exacerbée, la mère de Sally prend les prophéties pour argent comptant ; elle se raccroche à ses vies futures ou antérieures, dévore des ouvrages new-age et se berce d'illusions. Ses proches ont beau se foutre de sa gueule, nous aussi : dans cette galerie de frustrés, s'il y en a une qui semble heureuse, c'est bien elle.

Quant à ceux qui veulent réaliser leurs aspirations, ceux qui tentent d'infléchir leur trajectoire, ils courent irrémédiablement à l'accident – avec toutefois quelques succès passagers. Il faut voir le visage de Naomi Watts (excellente, comme souvent) se décomposer en gros plan, écartelé entre rires et larmes, lorsqu'elle avoue ses sentiments à son patron qui, lui, tarde à répondre. Il faut voir celui de Josh Brolin, avec sa tronche de cocker à la Warren Oates, décontenancé, abattu lorsqu'il apprend une nouvelle horrible (pour lui) dont je ne dirai rien, rien que d'y penser, ça me fait frémir.

On a rarement connu Woody Allen aussi pessimiste, quasi-schopenhauerien. Si les parenthèses enchantées et les notes d'ivresse désabusée étaient encore possibles dans Vicky Cristina Barcelona, elles sont désormais finies. Restent l'humour noir, féroce, mordant – ce parallèle génial entre séance de spiritisme « Esprit, si tu nous entends, frappe deux fois » et personnages au chevet d'un comateux « Copain, si tu nous entends, cligne deux fois » –, et les dialogues, caustiques et pétillants. Extra-lucide. Extra-déprimant.
Soniclee
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le 21 nov. 2010

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