Parce que moi aussi j'existe et que mon désir se manifeste comme il veut

Décembre 1982. Yann Andrea est depuis deux ans l'amant de Marguerite Duras. Il a à peine 30 ans, elle 68 ; elle est, de plus, pas mal abîmée par l'abus d'alcool. Ils partagent la villa que la célèbre écrivaine possède à Neauphle-le-Château. Elle vit au rez-de-chaussée. Lui au premier étage. Il y reçoit la journaliste Michèle Manceaux, une amie du couple qui, elle-même, habite dans cette petite commune des Yvelines, non loin de chez eux. Il est convenu qu'elle interviewe Yann sur Duras et la relation qu'il a avec elle, car il éprouve le besoin d'en parler.
On a ainsi droit à un tête-à-tête enregistré de deux après-midi consécutifs, soit deux cassettes que Yann exploitera ensuite comme il veut. On comprend d'emblée que Duras, maîtresse des lieux et figure dominante du couple, a accepté, peut-être de mauvaise grâce, le principe de cette interview, son objet et le fait de ne pas y assister.


Parlons d'abord du plus évident : les aspects formel et technique du film de Claire Simon. C'est entre Yann et son amie journaliste un quasi huis-clos statique, se déroulant à l'étage dévolu au jeune homme et plutôt bourgeoisement aménagé en une sorte de vaste studio. Entre les deux après-midi d'enregistrement : bref intermède durant lequel la caméra accompagne l'intervieweuse à travers bois jusque chez elle (sa maison est à quelques centaines de mètres de celle de Duras), ensuite pendant qu'elle cherche le sommeil tout en réévoquant ce qui s'est dit l'après-midi, puis quand son compagnon vient la rejoindre, enfin durant la matinée précédant la seconde phase d'enregistrement.
Yann Andréa est joué par Swann Arlaud ; Michèle Manceaux par Emmanuelle Devos. L'un et l'autre sont excellents. Ils appartiennent sans conteste au haut du panier des comédiens français actuels. La photographie, les lumières, les cadrages, la direction artistique et les décors (essentiellement, la reconstitution du premier étage où vit Yann) sont de qualité et sans faute de goût. La grande invisible, pour ne pas dire l'exclue de l'interview, c'est celle dont il est question durant tout son déroulement : Duras. On l'entend qui s'affaire assez bruyamment au rez-de-chaussée, qui épisodiquement téléphone, mais Yann ne décroche pas. Il aurait été, je crois, difficile de trouver une actrice pouvant incarner l'écrivaine avec vraisemblance. On ne l'aperçoit, de temps en temps, que dans des petits films d'archives de l'époque - on la retrouve avec ses lunettes lui mangeant la moitié du visage, petite, rondouillarde et, mon dieu, faisant largement son âge - lesquels complètent habilement le portrait psychologique s'ébauchant au fur et à mesure de l'entretien qu'ont les deux protagonistes.
C'est d'ailleurs un quasi monologue du jeune homme, sa confidente se contentant de relancer ou préciser l'interview par de brèves questions, voire de simples gestes, sourires, moues dubitatives ou autres expressions de visage. C'est lui, via Swann Arlaud, qui raconte comment il a vécu jusque là son histoire avec Duras... mais son amie journaliste, que personnifie Emmanuelle Devos, est bien présente, tout en empathie avec lui (un peu comme un prêtre qui reçoit une confession ?) et l'encourage discrètement à se délivrer de ce qu'il a sur le coeur, à dire ce qu'il pense de Duras et de leur relation. C'est que sa position dans le couple n'est pas facile : elle est célèbre, lui n'est rien (d'ailleurs, elle le lui dit). C'est elle qui possède, qui écrit et fait rentrer l'argent, qui a l'intelligence, le talent, l'expérience. Lui... il apporte sa jeunesse, ses 38 ans de moins qu'elle, son charme et une virilité approximative (il est bisexuel, avec une assez forte composante homosexuelle ; elle le sait, il lui a dit).
En ce qui concerne Michèle Manceaux / E. Devos, il est évident que la journaliste, qui connaît bien le couple et l'originalité de sa composition (une dominante, un dominé), a très certainement réfléchi avant l'interview aux points qu'il serait intéressant d'aborder ou utile d'approfondir durant celle-ci.


Pour résumer la réalisation de ce film en deux parties d'à peu près égale longueur, je dirai que techniquement, artistiquement et même esthétiquement, ça donne une oeuvre très propre qui ne demande aucun effort d'attention particulier au spectateur pourvu d'un bagage culturel moyen. Je connais très mal Duras et ça ne m'a pas du tout gêné pour apprécier le film.


Jusqu'à présent, je n'ai fait qu'effleurer le contenu de Vous ne désirez que moi. Cet espèce d'ordre, que la célèbre écrivaine intime au jeune fan qui est finalement devenu son amant (six ans se sont écoulés entre le premier contact et la concrétisation physique, à l'initiative de Duras, de leur relation), fait preuve de sa part d'un extraordinaire orgueil ou aveuglement passionnel. Que sa célébrité de l'époque fascine un petit provincial (étudiant en philo) de vingt-deux ans, rien d'étonnant. Qu'une dame de 66 ans, qui a bien vécu, tombe, au sortir d'une cure de désintoxication, amoureuse d'un jeune homme de 27, 28 ans pas trop vilain et dont les lettres d'amour platonique ont fait peu à peu naître en elle une attente, un désir, une faim qu'elle a, sans doute, de plus en plus de mal à assouvir par ailleurs, cela se comprend aussi. Que cette aventure évolue vers une forme d'amour durable (avec des hauts, des bas et de difficiles concessions, de part et d'autre), avec une prise de risque énorme, non pas pour Duras (parce que célèbre comme elle est, elle trouverait toujours un moyen de s'en sortir), mais pour Yann qui quitte tout ce qu'il a (même s'il n'a pas grand chose) pour elle : son travail (même si modeste), son appartement à Caen, etc., c'est singulier, extraordinaire. Une sorte de miracle de l'amour.
Quoi qu'il en soit, au bout de deux ans de régime durassien, il en a quand même gros sur la patate. L'écrivaine et cinéaste lui a déclaré qu'elle veut "le décréer pour le recréer" ; elle a modifié son nom de famille (de "Lemée" en "Andréa") ; et voilà qu'elle lui ordonne de "ne désirer qu'elle". C'est qu'il est toujours animé de désirs homosexuels et que, pour Duras, ça (l'homosexualité) c'est le mal absolu. La quitter ? C'est devenu quasi impossible pour Yann Andréa. De quoi vivrait-il ? Il lui faudrait un courage, une énergie qu'il n'a pas ou plus. Et puis... sans doute imagine-t-il qu'il saura retourner la situation à son avantage : Duras vieillit et sa santé se dégrade. Elle aura de plus en plus besoin de lui. Mais en attendant, il lui arrive d'être sous pression, tout près d'exploser.


Cet interview qu'il a demandé à Michèle Manceaux ou arrangé avec elle, c'est donc une façon de décompresser, se délivrer d'une colère rentrée qui l'étouffe, se rebeller contre celle qui, pour l'heure, a les bonnes cartes en main, qui le domine outrageusement (car enfin lui aussi existe, lui aussi désire et il désire qui il veut, quand ça se présente).


À la fin de l'entretien, Yann a conscience que les deux cassettes, que Manceaux veut lui remettre, sont l'enregistrement de sa rébellion et que Duras, si elle les écoutait, pourrait exiger leur destruction. Or il souhaite, au moins inconsciemment, qu'il reste une trace de cet entretien. Il demande à Manceaux de les emmener avec elle, qu'il les récupérera plus tard.
Ce qu'il n'a jamais fait. Il est mort en 2014. Michèle Manceaux en 2015.
Les cassettes ont finalement été remises par le compagnon de celle-ci à la soeur de Yann.
Leur exploitation a donné un livre (Je voudrais parler de Duras, chez Fayard/Pauvert, 2016), puis le film de Claire Simon.

Fleming
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le 24 févr. 2022

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