Le pari de Vous ne désirez que moi dit beaucoup de l’ambition qui le fonde : faire d’un entretien une œuvre cinématographique troublante, mû par une double croyance purement artistique : redonner vie à un esprit disparu, immortaliser par la création ceux qui ne le sont pas encore.
Adaptation de Je voudrais parler de Duras, livre posthume, dans lequel Yann Andréa (Swan Arlaud, magnifique !), le dernier compagnon de Marguerite Duras, se livre à Michèle Manceaux (Emmanuelle Devos, très bonne également) dans un échange poignant, le dernier film de Claire Simon renoue avec la fiction sans pour autant se départir complètement d’une approche documentaire. Organisé principalement autour de longs plans-séquences, filmés à une seule caméra, la réalisatrice entend restituer une confession en temps réel, dans tout ce que cet épanchement contient de touchant mais aussi d’éminemment violent. Car l’amour que se portent Marguerite Duras et Yann Andréa est de ceux qui détruisent, mieux, de ceux où le créateur, à la façon de Pygmalion, fabrique l’être de son amour, de son idéal, quitte à dénier son existence propre « Je vais vous dé-créer pour vous re-créer » ou encore « Vous n’existez pas, vous n’existez qu’à travers moi ». Cette rhétorique, on le sait, n’est pas nouvelle, pourtant elle subit ici une légère distorsion : contrairement à l’histoire de Pygamlion et Galatée, c’est l’homme qui se dissout dans le rêve dévorant de la femme. Et il n’existe sans doute pas plus grand danger que celui d’être pris dans le rêve de quelqu’un. C’est que le rêve, d’une certaine façon, n’est rien d’autre qu’une terrible volonté de puissance, toujours prête à engloutir celui qui résiste. C’est là qu’il ne faut pas se tromper : c’est justement parce que Marguerite Duras rêve aussi passionnément de Yann Andréa qu’elle le domine, le soumet, le dépossède, le violente « Méfiez-vous du rêve de l’Autre », disait déjà Deleuze « Car si vous être pris dans le rêve de l’Autre, vous êtes foutu ».
Tragique, donc, l’amour ? Oui, forcément. Mais non. Ou du moins pas uniquement. Forcément, car le récit que déroule Yann est principalement celui d’une domination, d’une emprise constante de Duras sur sa chose, rapport de force qui culmine très certainement dans un extrait, tiré d’images d’archives, où la cinéaste, sur le tournage de Agatha, dirige de façon autoritaire son acteur-fétiche, Yann Andréa. Mais pas uniquement, puisque la souffrance exposée dans Vous ne désirez que moi a valeur de nécessité. Elle est précisément ce qui rend possible la création, elle est son moteur, son sang. Si Yann Andréa est – en effet ! – victime du rêve affolant de Duras, l’écrivaine accomplit aussi le rêve de ce jeune amant, en quête irrépressible d’absolu : devenir éternel, accéder à l’immortalité par sa seule présence cristallisée dans l’œuvre artistique de l’auteure.
On a dit la dépossession de Yann. Or, on a tu l’essentiel. La dépossession à laquelle il aboutit dans sa relation passionnelle est, sinon conjurée, au moins contrebalancée par le geste même de la confession : regagner un peu d’existence à travers une parole roborative, thérapeutique. Le dispositif de l’entretien, dans lequel il est celui qui parle sans qu’il ne soit interrompu, pire, réduit au silence par celle qui l’écoute, devient pour lui une expérience salutaire : l’accouchement de sa parole lui offre l’occasion de s’approprier son histoire, de la faire sienne avec douleur et lucidité. Saisie par sa muse presque exclusivement sur le mode de la créature, Yann Andréa reconquiert par son récit sa liberté de sujet et, avec elle, l’accession au statut tant fantasmé de créateur. Car Yann le sait bien – c’est peut-être même la seule vérité à laquelle il croit avec ardeur : Qui possède le langage, possédera toujours le pouvoir.