A la fin de la projection, la salle applaudissait.
Les spectateurs applaudissaient un jeune homme de soixante-quinze ans qui venait de partager avec eux, pendant plus de trois heures, son amour du cinéma, mieux, de les accompagner dans une longue promenade, avec ses haltes, ses chemins de traverse, comme s’il était entré en leur compagnie dans d’autres salles, pour voir d’autres films et que pour ce moment d’intimité partagée il était sorti de l’écran pour poursuivre en leur compagnie.
Bertrand Tavernier cinéaste est aussi un critique reconnu. Son livre, 50 ans de cinéma américain (coécrit avec Jean-Pierre Coursodon), est tenu à juste titre pour un ouvrage de référence et suffit à consacrer son auteur comme un expert du cinéma américain. Son Voyage à travers le cinéma français semble conçu de façon très semblable : une approche chronologique (des premiers temps du parlant au début des années 70, Tavernier, qui ne veut pas être juge et partie s’interrompt au moment où il devient lui-même réalisateur), centrée sur le rôle essentiel du metteur en scène, avec une analyse approfondie de l’œuvre des grands réalisateurs, à travers la découverte de leurs films successifs. Dans son livre Tavernier s’attachait aussi à l’action des grands scénaristes, dans le film il se consacre plutôt aux compositeurs( Maurice Jaubert et Joseph Kosma) et aux acteurs (Jean Gabin et Eddie Constantine), mais sans oublier, incidemment, à travers des bribes d’essentiel, les scénaristes (Prévert, Spaak, Jeanson), les décorateurs (Alexandre Trauner, pour l’extraordinaire tour du Jour se lève) et même les producteurs (avec l’évocation prolongée de Georges de Beauregard). On commence à comprendre que le film ne dure que trois heures …
Mais il y a une différence essentielle entre le livre et le film. Voyage à travers le cinéma français n’est pas une œuvre de critique.
Ce n’est pas une œuvre de critique, et on le sait dès les toutes premières images du film. Ce n’est pas une œuvre de critique, car Bertrand Tavernier, l’homme, avec toute son histoire, y est présent, en permanence, en chair et en os. Avant même qu’il ne dévoile son anthologie, il est là, sur les lieux de son enfance, à Lyon sur le terrain qu’occupait alors la maison de ses parents, et il évoque, en même temps que le premier film dont il se souvienne (il avait six ans), la vie à Lyon et aux temps de l’Occupation. Et quelques instants plus tard, c’est son père, hommage du fils, qui viendra prendre la parole.
(Et même si la place accordée aux souvenirs d’enfance et de jeunesse finit peu à peu par s’estomper, même si la seconde partie peut sembler plus classique, avec de plus en plus d’interviews rapportées, Tavernier reste constamment présent, très concrètement, souvent aux côtés de Thierry Frémaux, avec qui il a d’ailleurs fondé le Prix Lumière à Lyon – et tous les commentaires, toutes les prises de parole, qui parfois s’égarent dans des contre-allées, sont conservés, tels quels, non soumis aux rigueurs analytiques du montage, à commencer par les rires du réalisateur qui ponctuent la relation de telle anecdote, d’ailleurs pas forcément très drôle. On les conservera évidemment, pas besoin d'être consensuel, le cinéma, pris sous cet angle, très grand angle, c’est aussi la vie.)
Ce n’est pas une œuvre de critique, car les choix, tous positifs, renvoient à une subjectivité absolue. Ce n’est qu’après coup qu’on sera frappé par le nombre d’absences et d’absents. Certains réalisateurs, certains acteurs apparaissent très incidemment, Julien Duvivier, quasiment à travers la seule évocation d’Allo Berlin ? Ici Paris ! (« un film très différent des films habituels du réalisateur », la formule sonne-t-elle comme un jugement de valeur ?), René Clair (avec un extrait de Sous les toits de Paris, uniquement utilisé pour faire découvrir … E.T. Gréville, acteur) ; si les citations sont nombreuses pour les décennies 30 et 40, elles deviennent bien plus parcimonieuses pour les années 50 (rien sur Max Ophuls, sur Tati, sur Bresson …) et 60, réduites à Sautet, Schoendoerffer, ou Godard (et plus incidemment à Truffaut ou à Chabrol). Et à aucun moment on ne parlera de Guitry, de Pagnol, d’Harry Baur, de Raimu, de Fernandel, ni très curieusement des actrices … Par contre les extraits retenus, sans doute inconsciemment, feront la part belle à Jules Berry (avec l’occasion de revoir le jeu fascinant de ses mains) et à Carette. Tavernier fait ses propres choix, en toute subjectivité. Il est vrai, cela dit, qu’une suite, est annoncée, avec de nombreux noms à la clé.
Bertrand Tavernier, donc, effectue ses propres choix. Le film s’ouvre et s’achève avec ses deux réalisateurs de chevet, Jacques Becker (qui lui aura vraiment fait découvrir et aimer le cinéma) et Claude Sautet (avec qui il aura travaillé jusqu’au bout), dont il évoque longuement les œuvres avec bien plus que de l’admiration. Les autres chapitres peuvent sembler plus classiques, Jean Renoir (dont presque tous les films sont présentés), Marcel Carné, Jean-Pierre Melville, Jean-Luc Godard. Mais à côté des réalisateurs consacrés par l’histoire, Bertrand Tavernier n’hésite pas à tracer un long chapitre sur Edmond T. Gréville, metteur en scène maudit et assez oublié, ou à évoquer Jean Sacha encore plus oublié ; et après s’être attardé sur Jean Gabin, il n’hésitera pas à revenir, de façon bien plus inattendue … sur Eddie Constantine ; ou à parler longuement des musiques de films, du rôle de compositeurs aussi importants que Maurice Jaubert ou Joseph Kosma.
Le choix des films est à l’avenant ; on aura certes droit à des extraits de la Grande Illusion, de Quai des brumes, de Touchez pas au grisbi, de Casque d’or, des Choses de la vie ou de Pierrot le fou, mais les œuvres de Jacques Becker ou Claude Sautet, seront d’abord appréhendées à travers leurs premiers films, bien moins connus, Dernier atout ou Classe tous risques, celle de Melville à travers des films moins réputés (et sans doute moins bons), Bob le flambeur ou Deux hommes dans Manhattan. Au reste les multiples extraits présentés permettront de découvrir des metteurs en scène et des films peu connus, et même des comédiens dont la carrière n’ira guère au-delà de ces films, Roger Duchesne ou Isabelle Corey après Bob le flambeur. Et le choix des extraits est à l’avenant – peu de scènes cultes et connues de tous, en dehors de quelques incontournables (Atmosphère, Atmosphère !, Salauds de pauvres dans la Traversée de Paris, les fesses de Brigitte Bardot dans le Mépris), mais de très beaux moments de cinéma, sans doute moins connus, pour leur esthétique, leur puissance dramatique, leur subtilité, leur maîtrise …
Ce n’est pas une œuvre de critique car, à aucun moment, Bertrand Tavernier ne prend la pose, ne se complaît dans des attitudes d’expert, ne s’étale dans des postures qui pèsent ou qui posent. Au bout du compte, on s’aperçoit que la place accordée à l’analyse, et plus encore à la technique ne s’attache, à nouveau, qu’à des fragments d’essentiel. Ce sera, chez Melville, l’art (mesuré au centimètre près et à la règle) du champ-contrechamp, avec pour effet d’apporter une vraie puissance dramatique à la plus éculée des figures du cinéma ; chez Becker, on évoquera le cinéma à hauteur d’hommes, l’importance du point de vue, toujours centré sur le personnage, jamais soumis aux diktats de l’histoire et du scénariste (avec, pour très bel exemple, la scène de l’escalier dans Touchez pas au grisbi) …
Ce n’est pas une œuvre de critique, car le film fourmille d’anecdotes, de parenthèses, d’échappées qui par instants finissent même par nous éloigner des œuvres. Les anecdotes peuvent être cruelles, voire impitoyables. Tavernier admire Renoir, mais il ne l’aime pas comme il peut aimer, profondément, Becker ou Sautet. Et les anecdotes font mouche – entre les lettres infamantes et profondément antisémites écrites aux producteurs en 1940, son départ pour les Etats-Unis, non pas pour fuir l’Occupation mais pour aller expliquer aux Américains toutes les vertus du régime de Pétain, jusqu’à la conclusion sans détours de jean Gabin – « Comme réalisateur, c’était un génie ; comme homme, une pute … » ; ou encore Marcel carné, incapable d’écrire une ligne de texte ; ou Melville (avec qui Tavernier avait débuté comme assistant), constamment odieux, méprisant, insupportable, et l’engueulade plus que violente, sur le tournage du Doulos, entre Belmondo (prêt à quitter les plateaux) et Melville, enregistrée en direct, ne tourne certes pas à l’avantage du metteur en scène. Et les anecdotes finissent même par toucher les « phares », Claude Sautet lui-même et ses colères légendaires, dont l’une est ici jouée, irrésistiblement par Michel Piccoli, sous l’œil d’ un Sautet plus qu’hilare. L’essentiel demeure, évidemment, leurs œuvres – et c'est pourquoi ils sont grands.
Mais les anecdotes apportent surtout la chair, assurent l’adhésion, la connivence avec le spectateur. Le film offre sans doute quelques clés, quelques ouvertures sur le jeu de Jean Gabin, sur ses colères simulées, sur son art de se mouvoir, de jouer de « ses » lenteurs de déplacement. Mais on en apprend sans doute plus sur l’homme, jusqu’à sa science de la scène, et son art de récrire (en élaguant, coupant et coupant encore) les scènes et les dialogues qui lui sont confiés sans que scénariste et réalisateur n'aient rien à dire. On ne dirigeait pas Jean Gabin. Toutes ces anecdotes sont souvent rapportées sous la forme d’interviews archivées et toujours judicieusement insérées – qui jouent, un peu, le rôle des citations, à l’intérieur d’un texte critique. Mais à nouveau, l’arrivée impromptue de leurs auteurs sur l’écran, Trauner, Kosma, Decoin, Jeanson et tant d’autres en chair et en os, sans contrainte temporelle, leur donne une présence, une épaisseur, une évidence qu’on les imagine volontiers à nos côtés, aujourd’hui. La force du cinéma est là aussi.
Ce n’est pas une œuvre de critique car ce voyage-là emprunte un itinéraire très buissonnier où la chronologie, finit souvent par être oubliée, où le parcours devient effectivement transversal, à travers. Il suit aussi les tribulations de Bertrand Tavernier dans l’univers du cinéma, pas seulement dans la découverte des films, mais dans les marges, dans les lisières, dans des actions qui épousent aussi la marche de l’histoire – la création d’un ciné-club, la défense de Langlois et de la cinémathèque, la sauvegarde de films que l’on croyait perdus (notamment un film d’Edmond T. Gréville, qui va servir instantanément et sans préoccupation chronologique, à introduire le chapitre consacré à ce réalisateur) …
Toutes les nouvelles informations deviennent ainsi prétexte à digressions, le montage, évidemment maîtrisé, est en permanence ouvert à l’aléa, les extraits ouvrent de nouveaux chapitres non programmés, qui à leur tour appellent de nouveaux extraits, de nouveaux rapprochements ... C’est grâce à l’évocation de Maurice Jaubert que François Truffaut qui avait redécouvert les partitions du génial musicien (pour Adèle H. notamment) peut surgir, sans prévenir, à l’intérieur du film. Il y a une ligne, sans doute, mais assez brisée, par de nombreux détours, des retours en arrière, des raccourcis aussi. C’est du cinéma, documentaire assurément, mais constamment créatif. Pas une œuvre de critique.
Et à la fin de la séance, les spectateurs d’applaudir. Tavernier, on remet ça … ?