Il y a quelque chose de pourri au Royaume d'Amérique.

André Markowicz, à propos de sa retraduction de L'Idiot de Dostoievski, racontait que, durant son travail, il ne cessait de se poser cette question qui le hantait : "Comment diable un homme peut-il écrire cela ?". C'est un peu le même sentiment que l'on ressent quand on découvre Voyage au bout de l'enfer. C'est un film invraisemblable, une météore sublime qui a traversé le cinéma américain et qui continue de foncer, avec sa lente majesté, ses acteurs superbes, sa mise en scène parfaite et étrange. Comment peut-on atteindre une telle ambition, saisir à ce point l'infime fragilité du vivant, avec une telle justesse ? Car je crois, finalement, de plus en plus, que le cinéma n'est qu'un art de la justesse, de la vérité. Ce n'est bien sûr pas incompatible avec le déploiement d'un imaginaire important, en témoigne l'ambition folle et prométhéenne du film, qui fait que chaque plan pourrait être un film, un pays et une vie en soi, et la façon avec laquelle son récit joue avec les motifs des plus grandes tragédies.


Dans chaque plan, Cimino appose avec majesté la marque d'un fatum qui va venir déchirer les personnages et leurs trajectoires. Si bien que ce qui se dit (ou d'ailleurs ne se dit pas) dans une scène semble toujours empesé d'un sentiment de malaise et de dysfonctionnement. Voyage au bout de l'enfer, c'est Shakespeare. Quelque chose ne va pas dans ces scènes de danses et de fêtes tristes ; il y a quelque chose de pourri dans le Royaume Amérique, bouffé de l'intérieur. Cimino va chercher l'élément qui va venir tendre encore un peu plus l'image et ces rapports humains confrontés au deuil, à l'abandon et à l'incapacité de communiquer parce que la folie du monde les a fait taire à jamais. Dans un plan sublime, la bande de copains s'amuse à laisser sur la chaussée leur ami en faisant plusieurs demi-tours en voiture. Il y a un lac derrière que magnifique la splendide photographie de Vilmos Zsigmond. La scène, d'abord drôle et touchante, va sembler durer jusqu'à l'inconfort, notre regard comme tendu par cette route que la voiture ne traversera jamais, continuant ses tours sur elle même, dans un paysage vaste et merveilleux comme dévitalisé et fermé sur lui-même. C'est bien ce que le film : une succession de surplaces, de ratés, d'éléments qui s'entrechoquent comme des dominos et s'autodétruisent successivement. Comme si les grands espaces étaient devenus trop petits pour nous contenir, trop petit pour nous assagir. Ce que l'on verra des arbres et des forêts, c'est un daim frappé d'une balle et gisant dans sa lourdeur.


Le fameux motif de la roulette russe interviendra dans la deuxième partie et ne quittera plus jamais le film. Une balle qui tourne et tourne encore dans un barillet, voilà l'histoire de Voyage au bout de l'enfer. Tout le film est là : l'image de la tragédie ultime, qui semble dire : ce qu'il vous arrive de pire n'est pas un hasard, il est inscrit sous la terre en secret, dans le plus profond des abîmes de la folie humaine. Ce qui bouleverse dans le film, c'est qu'il y a sur ses personnages comme une lourdeur, une chappe de plomb, tout un pays malade sur les épaules que l'on devine sur les corps un peu bourrés qui seront bientôt mutilés, et que la roulette russe viendra de sorte soulager : comment ne pas être bouleversé par la dernière image de Christopher Walken, qui nous sourit une dernière fois, comme si la lourdeur qui était en lui parvenait enfin à sortir comme une hémorragie ? Et le film observe ces signes qui glissent, longuement, sans ne rien faire d'autre, saisir au vol deux goûtes de vin qui tombent sur la robe de la mariée, De Niro qui cours nu dans la ville, et ces regards taiseux qui dessinent une histoire à jamais inachevée. Cimino n'a besoin de rien d'autre, il construit son odyssée intime avec une puissance et une empathie extraordinaire.


Car si Voyage au bout de l'enfer est sans doute le film le plus rêche et dru sur la guerre du Vietnam, il n'est sans doute pas le moins humain. Quand les personnages se mettent à chanter God Bless America tous ensemble dans le dernier plan du film, on pleure parce qu'enfin les mots peuvent sortir, et tant pis s'ils sortent pour chanter ces vieilles lunes irréalistes au mépris des catastrophes subies. C'est qu'enfin les mots sortent, enfin un instant ces personnages littéralement mutilés se retrouvent et se parlent, vivent un moment de communion, de grâce après la dévastation. Et Cimino se soumet à cette émotion brûlante, instinctive, il le filme comme personne n'aurait pu mieux les filmer. A la différence de l'épouvantable Full Metal Jacket où Kubrick, dans une fin totalement similaire, prenait ses personnages de haut en les transformant en pantin de sa réflexion critique et ironique au nihilisme auto-satisfait ; Cimino nous lance sans nous prévenir une bombe émotionnelle qui n'en finit plus d'exploser. Et soudain, on y croit, malgré les pleurs, malgré la guerre, malgré la folie, malgré l'absurdité et le destin ; ils chantent, ils lèvent leurs choppes de bière, et soudain il reste un peu d'espoir sur cette terre Amérique.

B-Lyndon
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le 24 sept. 2016

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