S’il existe une injustice dans le monde du cinéma, c’est bien celle du box-office, cruel juge de la vie d’un film. Il arrive ainsi que des navets sans nom connaissent leur heure de gloire tandis que de splendides films, eux, se retrouvent maudits et sont délaissés par le public. Waterloo fait ainsi hélas partie de cette dernière catégorie.

A la réalisation, Sergueï Bondarchuk, habitué des fresques immenses puisque déjà heureux papa du film le plus cher de l’Histoire du cinéma, Guerre et paix (estimé à l’heure actuelle à 560 millions de dollars) et qui s’attelle à l’un des personnages les plus fascinants de tous les temps, au travers de sa plus célèbre bataille avec Austerlitz. Derrière ce projet, le producteur Dino de Laurentiis, producteur qui lui aussi voyait grand, très grand, trop grand. Dès le départ, le film ne s’annonce pas très bien : des soldats de l’Armée rouge, utilisé en tant que figurants pour l’armée britannique, sont tellement effrayés parla charge de la cavalerie que Bondarchuk, malgré tous les stratagèmes possibles, doit abandonner la scène ; des agents du KGB font le déplacement pour surveiller tous les acteurs non russes ; John Savident s’inflige une très vilaine blessure lors d’une chute de cheval dans le film ; enfin, Dino de Laurentiis le mégalo est aussi un radin à l’occasion, et ordonne au caméraman de ne pas recharger sa caméra lorsque Napoléon fait son speech d’abdication, ce qui eu pour but de couper le jeu de Steiger avant que celui-ci ne termine la scène. Certains remarqueront même un côté tendancieux au film (les Prusses étant représentés comme une sorte de sauveurs, et le bruit des pas de l’armée française évoquant le bruit des bottes du régime nazi alors que les soldats napoléoniens portaient majoritairement des chaussures). Bref, que des ennuis, et le box-office va porter le coup de grâce : Waterloo est un échec sévère, De Laurentiis tombe de très haut, Bondarchuk perd de son aura et Stanley Kubrick, qui avait également pour projet de réaliser un film sur la vie de Napoléon, se voit refuser le projet, qu’il ne pourra finalement jamais monter.

Et pourtant, pourtant ! Il convient de voir à l’heure actuelle Waterloo comme l’une des plus brillantes, si pas la plus réussie, des adaptations de la vie de Napoléon. Tour à tour épique et intimiste, le film s’approche plus d’une fois de la perfection faite film historique.

En grande partie, la réussite vient de Bondarchuk lui-même qui, s’il aurait pu se laisser aller au spectacle hollywoodien en se limitant à représenter la célèbre bataille, se livre à une réflexion non seulement sur Napoléon à ce moment de sa vie mais aussi à l’Homme en général et l’incommensurable bêtise de la guerre. La première moitié du film mets ainsi en avant le pourquoi de ce conflit, mais aussi l’appréhension d’un côté comme de l’autre de la bataille. Napoléon comme le Duc de Wellington ne sont finalement que des hommes après tout. Cette remise en cause de l’Empereur, souvent considéré comme une icône sacrée, gagne au fur et à mesure en qualité à l’approche d’un des tournants historiques de l’histoire de l’Europe. La seconde moitié, sans délaisser pour autant l’introspection de son personnage, est d’un dantesque rarement atteint : si le nombre de figurants utilisés (20 000 pour l’occasion) ne garantit jamais la qualité d’un film, il faut tout de même admettre qu’elle peut grandement l’aider comme ici, où les armées françaises, britanniques et prusses envahissent tellement l’écran que l’on a l’impression de vivre en direct la bataille. Point de vue découpage, Bondarchuk en connaît un rayon, et aux plans d’ensemble se juxtaposent des plans plus serrés, parfois très proches, pour saisir au mieux l’horreur du moment. La précision historique s’ajoutant au réalisme et au gigantisme des scènes de combats confèrent ainsi à Waterloo un cachet unique et inégalable. Et malgré tout, Bondarchuk ne perd jamais son objectif de vue, comme le démontre ce plan final de Wellington chevauchant parmi les morts, des centaines, des milliers, dont la seule différence est la couleur de leurs uniformes.

L’autre élément de réussite du film est sans conteste Rod Steiger, d’une crédibilité à toute épreuve et d’une puissance de jeu comme il en avait le secret. Ils ne sont guère nombreux à lui tenir tête, tout au plus Christopher Plummer dans le rôle de Wellington (faisons l’impasse sur Orson Welles hélas trop rare dans le rôle de Louis XVIII). Steiger, qui se trouve parfois à la limite de la surenchère, interprète pourtant le Napoléon le plus exact du cinéma, à la fois arrogant, sûr de lui mais en proie aux doutes lors du moment fatidique, génie militaire et chef au charisme fou, capable d’envoyer des milliers d’hommes à la mort pour sa cause personnelle.

Waterloo est donc un grand film, qu’on se le dise, et si le public de l’époque n’a pas su faire l’accueil triomphal qu’il méritait, il convient de revoir sa position, que l’on soit cinéphile, passionné d’histoire ou amateur de fresques inoubliables : le film de Bondarchuk associe tout cela en à peine 2h15 d’intimisme et d’épique. « L'art d'être tantôt très audacieux et tantôt très prudent est l'art de réussir » comme l’aurait dit un certain Bonaparte…
Cinemaniaque
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le 23 sept. 2012

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