Jeune cinéaste prometteur, Trey Edward Shults s'est imposé en 3 films comme un fin observateur générationnel où il explore l'impact de leurs dérives sur la cellule familiale. Dans Krisha, drame psychologique, il suit la réhabilitation douloureuse d'une sexagénaire anciennement alcoolique dans un intense huit clos qui montre la méfiance d'une famille qui ne croient pas en sa reprise en main mais aussi les répercussions de ses dérives qui ont façonné les propres démons de son fils. Les péchés des parents tombant souvent sur les épaules des enfants dans une société conservatrice qui empêche bien trop souvent de s'échapper de son background social. Car l'intelligence du cinéma de Shults découle du fait qu'il étudie avec grand soin l'intime et l'humain mais qu'il parle avant tout d'une société gangrenée où nous sommes propulsés et où nous devons nous en sortir sans rien avoir à quoi se rattacher, tout le monde étant perdu dans une vie carnassière qui finit toujours par nous rattraper même dans ses pires aspects.
Avec son deuxième film, It Comes at Night, il porte son regard sur une famille de quarantenaire dont la peur de l'autre et la paranoïa qui évoque une Amérique de plus en plus refermée sur elle-même mais aussi la crainte d'une génération vieillissante qui se confronte à une plus jeune, reflet de ce qu'elle n'est plus et ne comprends plus.Usant habilement du fantastique pour incarner ces peurs, il signe une oeuvre forte et politiquement engagée qui continue à construire son portrait d'une société en perdition qui s'auto-détruit en condamnant son présent et polluant son avenir à cause des fantômes du passé.
D'ailleurs plus que ça ses films servent de paraboles sur le deuil, Krisha étant tiré du propre vécu de Shults tandis que It Comes at Night est la réponse du cinéaste pour surmonter le décès de son père, tant ils évoquent la nécessité de laisser aller son passé pour aller de l'avant sous peine d'être consumé par lui. Une thématique qui sera d'ailleurs présente encore une fois au cœur de Waves. Ce troisième film sert d'ailleurs de synthèse des deux précédent mais aussi d'une mise en avant pour le cinéma de Trey Edward Shults qui trouve ici le moyen de brillamment conclure sa trilogie générationnelle mais aussi d'offrir son film le plus lumineux, porteur d'espoir mais aussi son plus déchirant. Avec ce film, il signe même une des premières grandes œuvres sur la génération des années 2000 qui maintenant son entrain d'expérimenter les affres d'être de jeunes adultes. A une époque où il est souvent facile de tomber dans le culte du passé et des années 80/90, où même les œuvres générationnelles majeures restent très ancré dans l'imaginaire pré-2000, il est rafraîchissant de voir un film qui comprends son époque et cherche à aller de l'avant plutôt qu'à contempler une époque révolue.
Tout ça passe même par une compréhension des outils de l'époque, tant Waves est un des films qui se sert le plus intelligemment possible des réseaux sociaux, discret mais pivot émotionnel dans le parcours d'un des personnages principaux tant ils reflètent cette maladie du paraître et servent de vitrines factices qui finiront par alimenter la paranoïa et la crainte face à l'isolation. Car pour une génération qui possède des outils hyper connectées, elle n'a jamais semblé aussi isolée à cause du poids des responsabilités du passé. Clairement scindé en deux parties, Waves suit d'abord la descente aux enfers de Tyler, un golden boy qui a tout pour lui, il est beau, fort, un athlète promis à un bel avenir qui vient d'une famille aisée et qui sort avec une jolie fille dont il est très amoureux. Par bien des aspects, il vit la représentation idéale du rêve américain qui s'avère être, comme le concept, un grand mensonge moderne qui cache un véritable cauchemar. Poussé dans ses retranchements par un père exigent qui n'accepte que l'excellence vis à vis de son fils, éduqué dans une doctrine sportive proche du totalitarisme militaire qui veut faire des jeunes sportifs des machines désincarnées et surtout il est petit à petit lâché par son corps qui ne peut plus suivre son rythme de vie en raison d'une très sérieuse blessure à l'épaule.
Et c'est là que tout basculera pour Tyler, car élevé dans une image d'excellence celle-ci l'a surtout enfermé dans une cellule, sa chambre est littéralement filmée comme celle d'une prison, où il ne peut se confier à personne par honte et peur de décevoir la figure paternelle. Le film porte là un regard brillant sur la masculinité toxique et le culte de la virilité qui s'alimente de générations en générations par craintes des standards irréalisables imposés par une vision arriéré de la société qui veut que les hommes doivent incarner la force et cacher faiblesses et émotions. L'image d'une masculinité qui gangrène une famille, aliène les femmes et peut aller jusqu'à détruire des vies. Car cette masculinité toxique étant paradoxalement aussi invivable pour les hommes que pour les femmes. Shults a d'ailleurs l'intelligence de ne condamner personne, tant tout le monde est finalement victime de son vécu et du système impossible dans lequel on vit. Propulsé dans une vie qu'on a pas forcément choisi et devant gérer avec des responsabilités intenables et des craintes insurmontables, vivre n'a jamais paru être aussi aléatoire et difficile que dans Waves car tout, même le plus apparent des bonheurs, peut basculer en une fraction de secondes. Ici les craintes du père n'étant finalement pas irréalistes venant d'un milieu moins favorable que son fils et ayant dû se battre pour s'affirmer en tant qu'homme noir et ne voulant pas que son fils traverse la même chose tout en lui construisant finalement dans sa démarche, la violence sourde qui va habiter Tyler et dont son père voulait le préserver. Là est aussi un habile moyen d'apporter la question raciale et de montrer comment les discriminations et persécutions façonnes cette idée de virilité et dont les personnages sont victimes.
Trey Edward Shults signe d'ailleurs une mise en scène évolutive ingénieuse pour symboliser l'évolution émotionnelle de ses personnages. Au début la caméra est virevoltante, intenable et effrénée dans un montage dynamique qui ne s'arrête jamais et accentue l'effervescence de la jeunesse et du bonheur des personnages. Mouvements de caméras circulaires, travellings avant, etc. tout évoque cette soif de vie. Puis, suite à la blessure de Tyler, le format de l'image s'étire et le cadre vient emprisonner son personnage. La mise en scène se fait plus posé mais plus brute, le montage plus sec. Vient ensuite la grossesse non désirée de sa petite amie qui écrase encore plus le format de l'image et qui vire vers des plans plus posés et abstraits qui montre la peur tangible du personnage et qui le déconnecte à la réalité. Qui bascule encore plus lorsque sa petite-amie décide de garder l'enfant et de rompre avec lui, où la photo en devient que plus crépusculaire, les plans resserrés jusqu'à ce que Tyler commette l'irréparable et que le format de l'image se brise pour passer en 4/3. Cette compression de l'image venant représenter la haine et la peur qui consume Tyler, qui l'isole et lui font perdre toutes perspectives. Le tout forme une descente aux enfers bouleversante, tendu et même dans ces derniers instants intenables qui évoque toute la noirceur et la crainte alerte du cinéma de Trey Edward Shults.
Waves décide pourtant de ne pas s'arrêter là, alors qu'il avait su habilement construire une histoire complète et intense sur le délitement d'un mode de vie se concluant à l'exacte moment où ces deux précédents films s'achevaient. Mais ici il évolue et pousse son cinéma plus loin pour en tirer les leçons et porter l'espoir. Basculant du point de vue d'Emily, la sœur de Tyler, qui doit vivre avec les répercussions de l'acte de son frère dans une famille qui est rongé par ses regrets et le deuil. Se servant de la mort d'un couple pour paver la destruction de Tyler, c'est ici la naissance d'un autre qui va permettre à Emily de réapprendre à vivre et de comprendre la nécessité de surmonter la haine comme son frère n'avait pas su le faire. La mise en scène prend donc le partie inverse, libérant son cadre au fur et à mesure qu'Emily fait son deuil et apprend à s'ouvrir aux autres dans une réalisation qui s'esthétise et se dynamise au fur et à mesure.
Plus convenu mais pas moins bouleversant, ce deuxième acte montre habilement que contrairement aux autres générations, celle-ci se voit plus lucide et consciente des dérives du passé qui continue à polluer un quotidien anxiogène faute à un système qui broie pour assurer sa survie. Une génération qui a compris que le salut se trouve dans la communication et la compassion et qui permet même de briser les frontières du passé quand Emily parvient enfin à parler à son père, et lui faire comprendre que ces émotions ne sont pas une faiblesse et que s'ouvrir à eux ne le rendra que meilleur, dans une des meilleures scènes du film. Comme le film arrive aussi brillamment à dresser le portrait d'une nouvelle masculinité, plus ouverte et fragile, à travers le portrait du très attachant Luke, petit ami d'Emily, un garçon timide et doux qui parvient à faire la paix et s'affranchir de la masculinité toxique de son père dans une conclusion déchirante.
Incarné en plus par des acteurs sensationnels, surtout le trio formé par Kelvin Harrison Jr., Taylor Russell et Sterling K. Brown, Waves est un incroyable et important morceau de cinéma. On lui reprochera peut-être sa bande son un peu trop envahissante et évoquant une playlist Spotify mais cela s'accorde aussi avec ses envolées générationnelles. Car Waves est un film générationnel, probablement un des premiers sur la génération des années 2000, et le plus majeur depuis le Spring Breakers de Harmony Korine en 2013. Une oeuvre bouleversante, lucide et terriblement intelligente qui terrasse autant par sa noirceur que son message porteur d'espoir. Évitant tout pathos pour être d'une authenticité admirable, le tour de force de Waves est aussi de parvenir à brillamment mêler ses audaces formelles aux parcours émotionnelles chaotiques de ses personnages ce qui offre une mise en scène ingénieuse et inventive qui est en constant renouvellement. Surtout qu'il parle de l'humain avec une empathie terrible pour dénoncer les dérives qui font boules de neiges d'un système qui nous isolent et se nourrit des craintes qu’ils nous poussent à créer. Il est presque criminel que le film soit passé inaperçu à sa sortie aux Etats-Unis et qui s'avère très mal distribué en France tant il va passer sous beaucoup de radars alors qu'il a les épaules pour être une des œuvres les plus décisives de sa génération. Un grand film.