Parmi les rues pouilleuses de New York, dans l’humidité des ruelles crades, tout chante, tout danse. On dirait que plus rien n'existe. Que le temps a disparu de la circulation des vies. Tout doucement, ça s'enjaille, ça se bouscule, ça se perd dans l'étourdissement de coups qui demeurent irréfléchis. On se tape dessus mais c'est beau, parce que tout chante, parce que tout danse. C'est une longue chorégraphie d'une beauté exubérante, mathématique, précise. Un ballet où tout s’enchaîne, tout s’entremêle. La beauté, c'est ça : c'est le vacarme de gestes qui s’enchaînent avec la perfection d'une partition de musique. C'est la magnificence d'une extrapolation des sentiments, des stéréotypes. La beauté de l'amour platonique sous une montagne de voix qui chantent. Et lorsque tout coule de source, on ne demande rien de plus. La comédie musicale, c'est un bonbon rose acidulé, ici posé dans la crasse d'un monde qui est loin d'être tout rose.
West Side Story, c'est un Roméo et Juliette version américaine, où les hommes ne cessent de se mouvoir avec la grâce d'une cigogne. Longilignes, ils dansent dans la nuit pour s'élever jusqu'au ciel, leurs jambes sveltes transfigurant l'air atmosphérique qui les entoure. Et c'est beau, cette grâce humaine dans l'harmonie des vies. Ce sont ces James Dean en blouson de cuir, les blondinets proprets contre les émigrés spanish. C'est Batman contre Superman (Ouuuuh, au bûcher !). C'est l'Amérique proprette contre la souillure de New York, autrement dit : c'est évidemment une œuvre moralisante à souhait, croulant sous les bonnes intentions. Mais s'attarder sur ce point serait réduire la comédie musicale au stade le plus bas, le plus miséreux d’œuvre d'art. Car oui, l'histoire du cinéma, c'est parfois, et forcément - mais pas exclusivement - de la bien-pensance. Qu'elle époque ne le fut-elle pas ?
Mais c'est justement là où West Side Story exalte, comme la plupart des comédies musicales hollywoodiennes de cette époque, chez Jacques Demy comme chez Gene Kelly, en France comme ailleurs : tout vrille, tout chante, tout s'écroule, tout devient feu sous la grisaille morne des rues de New York. Avec le chant, tout vacille. Tout s'échine à disparaître, à être.
Ici les images ont la beauté parfaite de la musique entière de tout un film. Les corps, en permanence, sont filmés de plein pieds, pour admirer alors le spectacle saisissant des jambes qui se trémoussent en chœur, sur une musique qui jamais n'a été au summum de la perfection. Et ça claque des doigts, et ça se trémousse de partout, en rythme, les hanches, les bras, les pieds, les cous, les têtes qui vacillent et déambulent alors que la musique se fait entraînante, que les paroles sortent comme si on les connaissait déjà par cœur depuis toujours. C'est cette musique aux mélodies jazz qui s’imprègnent au plus profond de nos fines oreilles, s'installant dans la mémoire pour ne plus nous quitter.
A treize ans, j'avais vu West Side Story, et je le revois aujourd'hui, lorsque le temps s'est effrité à la vitesse de la lumière, et qu'il n'y a rien, plus rien qui n'est resté de cet âge juvénile. C'était les vacances, et dans la pénombre intérieur d'une chambre d'Espagne, je découvrais West Side Story avec mon frère. L'image était restée, mais j'avais vite oubliée, hormis les chants, la musique, restées bel et bien imprégnées dans ma mémoire. Mélodies intemporelles qui imprègnent chacun de nos membres.
Ce dont nous n'avions aucun souvenirs, c'est que le film est un désespoir. Une cascade de bonbons qui se transforme en loque humaine, un paradis qui se mue en enfer, une montée en souffrance, une décadence. Le désespoir de deux clans qui s'entretuent transforme la légèreté des chants en une beauté sans nom. Magnificence désespérante où l'amour triomphe et meurt, où la haine détruit les visages, les mots, les corps, d'une jeunesse perdue des années 50, où le bonheur d'être amoureux n'est au final plus qu'un rêve.
West Side Story, c'est cette magnifique écorchure dans un coin de ciel bleu. Une lueur dans la noirceur. Un chant qui perce le monde. Et ça danse, encore, encore, encore.