Whiplash c'est un mot anglais désignant le coup de fouet. C'est aussi le terme médical désignant le coup du lapin, ce traumatisme des cervicales allant de l'entorse douloureuse à la fracture grave. C'est un mot violent, brutal, c'est un titre parfaitement choisi pour un film qui te prend par les tripes et te retourne la tête sans le moindre ménagement. Whiplash n'est pas là pour faire naître des vocations, pour transmettre une quelconque pédagogie, le cadre du film est une école mais il reste justement au stade de décor, ce n'est pas la peinture d'un milieu. Plus encore qu'un simple jeu de pouvoir entre Andrew, l'élève, et Terence, le professeur, Whiplash c'est une rencontre, un clash, c'est une bataille sans merci entre deux êtres monomaniaques. Ce qu'il y a de puissant dans ce duo dynamique de pervers fanatiques c'est qu'ils ne se placent jamais au dessus de leur but. Chaque décision est prise dans une même logique totalitaire où l'individu disparaît derrière l'intérêt jugé supérieur, ici la musique.
Whiplash ce ne sont pas des personnages qui veulent devenir musiciens, qui veulent faire une carrière, c'est l'histoire d'une soif de perfection. Mais cette quête d'absolu a-t-elle un sens ? Cette réponse c'est au spectateur d'y répondre, confrontant ce qu'il voit à ce qu'il connait parce que cette question n'effleure pratiquement jamais l'esprit des deux protagonistes, ils sont au-delà, tellement loin de nous, loin des autres. Sont-ils géniaux ou complètement abrutis ? Et si c'était les deux à la fois ? Tour à tour flamboyants puis pathétiques ces deux personnages se tournent autour pour créer une tornade destructrice. Andrew ne voit pas l'intérêt de préserver son intégrité physique, en dépit de tout instinct de préservation. Terence pousse les gens au suicide et se fait jeter comme un malpropre ? Peu importe, il ne s'excuse pas, aucun d'eux ne s'excuse d'ailleurs, ni ne s'apitoie. Le comportement déviant de ce couple d'autistes n'est pas atténué ni même légitimé. Il ne fait aucun doute que le processus est destructeur, il est montré comme tel, sans fard. Oui, ces types sont aussi entiers que profondément dangereux. Oui, ce sont globalement des connards et ils ne cherchent ni votre pardon, ni votre approbation, ils préfèrent aller au bout de ce qu'ils sont. Tout du long, le film évacue le romantisme à grand coup de latte dans les burnes. Whiplash c'est de la souffrance, physique comme psychologique, c'est de l'acharnement. L'édifice est porté par l'impérial Jonathan Kimble Simmons, éternel Vernon Schillinger de la série Oz, avec une interprétation à mi-chemin entre celle de Lee Ermey dans Full Metal Jacket et de Rutger Hauer dans Hitcher. La rigidité gueularde et délétère de l'un couplé au besoin pervers de créer un monstre à son image de l'autre. Un acteur rare et précieux qui confère au personnage de Terence Fletcher la juste dose de charisme et d'effroi. Face à lui Miles Teller s'en sort très bien et offre le répondant nécessaire.
Et la musique dans tout ça ? La musique ce n'est donc que ça ? Le pivot de Whiplash c'est quand Andrew arrive à tout envoyer chier, qu'il se libère enfin : des brimades, des conventions et surtout de lui-même. Oui, dévouer sa vie à un art c'est autre chose que de vivre d'eau fraîche et d'indemnisations chômage, ça n'a pas spécialement de logique ni de morale. C'est parfois moche, souvent dur mais c'est aussi une libération. Le coup de fouet n'est pas que dans les éprouvantes scènes de répétition, dans les punchlines qui tuent, dans les coups de sang qui aboutissent à des coups de pute. Ce coup de fouet il est aussi dans ce moment où plus rien ne compte et où la magie opère. Le feu d'artifice final de Whiplash c'est ça : une conclusion flamboyante où les mots n'ont plus leur place, seule la musique est reine. Whiplash c'est l'histoire d'un homme qui se réalise, qui est en lutte face aux carcans sociaux (la petite amie, le regard des parents, l'école, le respect de la partition, les joueurs de football qu'on lui impose comme exemple de réussite) et qui apprend à tout envoyer promener pour enfin devenir qui il est vraiment: un génie et donc, forcément, un connard complet. Et l'éthique me direz-vous ? Finir Whiplash et se poser cette question c'est tout simplement avoir vu le film sans jamais essayer de le regarder.
Faire de la batterie l'instrument central du film n'est pas qu'une résurgence autobiographique de Damien Chazelle, c'est aussi choisir l'instrument le plus cinématographique qui soit. La batterie c'est visuel, c'est puissant, c'est aussi ce qui donne le rythme et ce qui permet à l'ensemble de tenir en place. La batterie c'est le montage au Cinéma. Gardant sans cesse cette idée de rythme et de tempo en tête Damien Chazelle injecte à son film une énergie incroyable via une réalisation maîtrisée de bout en bout. Quelque part entre le film d'action musical et le drame psychologique sous amphétamine la mise en scène de Chazelle prend à la gorge et entraîne son spectateur dans le tourbillon de folie créé par les personnages. Les plans sont percutants, le montage est aiguisé, les dialogues battent la mesure avec une étonnante singularité.
On ressort de Whiplash comme d'une session live du John Bonham sur Moby Dick: hébété et déboussolé.