Au pays d'Oz, tout le monde est en joie : la méchante Sorcière de l'Ouest est morte ! La Bonne Sorcière Glinda (Ariana Grande-Butera) descend partager la joie des Munchkins, mais elle se trouble lorsqu'on lui demande quelle était la nature de sa relation avec la méchante sorcière. C'est que la réalité semble plus complexe que ce que l'Histoire en a retenu. Glinda se met alors à revivre le récit de son amitié avec celle qui avait pour nom Elphaba (Cynthia Erivo) et n'avait pas une once de méchanceté en elle...
Attention, la critique qui suit contient des spoilers sur le scénario du film.
Il y avait une foule d'histoires à raconter sur le sujet. Après avoir vu le film de John M. Chu, il apparaît clairement que le chef-d'œuvre attendu reste à faire. Et c'est d'autant plus rageant que le film a un sacré paquet de bons points à son actif !
Tout d'abord, notons-le bien : sans être LA comédie musicale du siècle, Wicked est une vraie réussite formelle. On connaît la mise en scène clinquante de Chu, mais elle trouve tout son sens ici, et la photographie d'Alice Brooks se révèle plutôt agréable à contempler, même si on est obligés de constater son manque d'audace. Si elle a du mal à magnifier l'univers graphique mise en place, elle ne peut toutefois entraver la plus grande réussite du film : des décors absolument incroyables, dont on comprend mieux le génie quand on sait qu'ils sont conçus par l'immense Nathan Crowley, chef décorateur de la quasi-totalité des films de Christopher Nolan, et dont on découvre avec toujours beaucoup d'amusement qu'il est aussi à l'origine des décors de John Carter, The Greatest Showman ou encore Wonka, autant de films dont l'exubérance est au strict opposé de la sobriété nolanienne. C'est dire, en tous cas, à quel point le monsieur connaît son affaire, et ici, chaque détail de décor participe à créer un des univers les plus enchanteurs qu'il nous ait été donné de découvrir sur grand écran.
On ne peut évidemment pas ne pas parler des chansons de Stephen Schwartz, parfaitement complétées (évidemment) par la musique de John Powell, qui émaillent plutôt bien le film, même si on regrette régulièrement que la plupart n'aient pas de thème qui entre immédiatement en tête, comme c'est le cas des plus grandes comédies musicales. N'importe, elles sont souvent très belles, et nous offrent des séquences absolument prodigieuses, portées par des chorégraphies généreuses signées Christopher Scott, et parfaitement emballées par une caméra très affûtée (mention spéciale à l'arrivée dans la Cité d'Emeraude, qui figurera dans mon panthéon des plus belles scènes de comédie musicale à l'écran).
Enfin, mentionnons l'excellence des acteurs principaux. Qu'il s'agisse d'Ariana Grande, Cynthia Erivo, Jeff Goldblum, Michelle Yeoh ou Jonathan Bailey, chacun est à sa place, et réussit souvent à donner à son personnage l'épaisseur et la subtilité que le scénario leur refuse souvent.
Car il faut bien arriver aux points noirs du film : qui est responsable de ce scénario ???
Rien ne va dans la narration. Narrativement, Wicked est une catastrophe d'écriture de A à... disons W (on garde les dernières minutes du film, qui fonctionnent malgré tout).
Les scènes s'enchaînent au petit bonheur la chance, on a l'impression que des pages entières de scénario se sont envolées par la fenêtre, on passe des heures à parler des crises d'ego de personnages d'une ahurissante superficialité, et on s'attarde à peine 5 mn (sur 2h40, rappelons-le) sur les déboires d'un enseignant discriminé jusqu'à l'arrestation publique, dont le seul crime est d'être différent des normes de la société dans laquelle il vit.
On pourrait se dire que ce n'est pas si grave, et que cela sert juste à brosser une toile de fond. Le problème, c'est que quand le film essaye de faire de la discrimination le sujet principal du scénario, on rigole bien. Le pauvre professeur Dillamond a eu 5 mn pour développer un arc narratif aux conséquences sociales et politiques complexes, pendant que la pénible Glinda nous a raconté sa quête de popularité à l'université pendant une heure ! Tout ça pour que finalement, la peste devienne la meilleure amie de la fille qu'elle harcèle en l'espace de probablement 2 minutes. Bref, sacré souci de timing.
Et c'est bien là le souci principal de Wicked. Il a un univers d'une richesse incommensurable... parfaitement vide. Au lieu de nous intéresser à un contexte politique et social qu'on aimerait connaître plus en profondeur, le film passe le plus clair de son temps à nous promener dans le strass et les paillettes d'un teen movie raté où les adolescents auraient tous plus de 30 ans... Autant dire que ça ne prend jamais.
Mais venons-en au principal problème de Wicked, qui n'est sans doute dû ni à John M. Chu, ni à Winnie Holzman ou Dana Fox, mais très certainement à l'auteur des romans (que je n'ai pas lus), Gregory Maguire.
L'immense mérite de Wicked est certainement de nous aider à mettre en lumière la réalité profonde du wokisme, loin des fantasmes des uns ou des autres. S'il fallait définir cette trop célèbre notion aux quelques gauchistes (tiens, coucou, EcranLarge) qui contestent la réalité du phénomène (alors même que le mot a été lancé par ceux qui se définissent eux-mêmes comme woke, mais bref), le film de John M. Chu, probablement à la suite du roman de Maguire, en serait un parfait exemple. Ce qui nous permet de rappeler que non, le wokisme ne se résume ni à la présence d'acteurs LGBT ou autre minorité dans un film, ni à un fantasme de gens d'extrême-droite habilement fanatisé. La question est bien plus subtile...
On laissera même d'autant plus les questions LGBT de côté que le film lui-même n'abat jamais cette carte (sauf au travers de quelques figurants qui ne sont guère "imposés" au spectateur), pour nous concentrer sur l'essence même du wokisme, qu'on retrouvera dans cet horrible mot cher à certaine femme politique un peu trop relayée de par chez nous : la déconstruction.
C'est probablement là que réside l'essence même du wokisme, sa nature profonde : dans l'inversion des valeurs. Le méchant d'hier est le gentil d'aujourd'hui, et le gentil d'hier en devient fatalement le méchant d'aujourd'hui. Là où le roman de L. Frank Baum et le chef-d'œuvre qu'en tira Victor Fleming ont probablement bien participé à construire l'image de la sorcière méchante, verte, au nez crochue, au chapeau pointue et volant sur son balai, Wicked reprend exactement la même imagerie (pas de nez crochu, mais les doigts, oui) pour nous convaincre d'une chose : cette image qu'on nous dépeint comme laide depuis des années, en fait, c'est une belle image. Et de fait, on ne pourra pas tout à fait donner tort au film quand il appuie sa démonstration sur la magnifique Cynthia Erivo.
Comme une autre sorcière à cornes il y a quelques années, voilà qu'il nous faut désormais admirer cette sorcière qu'on a détesté pendant des années. Car, comme les habitants d'Oz, finalement, nous avions tort, mais ce n'était pas notre faute : nous étions les victimes de cet immense mensonge véhiculé par ceux qui dirigent le pays. Heureusement, la vérité finit par triompher ! La leur, en tous cas...
On touche ici l'aspect le plus vicieux du wokisme. Faire des méchants d'hier les gentils d'aujourd'hui, cela peut se faire sans inversion des valeurs, en invoquant une quelconque méprise, qui nous apprend à décaler le regard pour mieux voir ce qu'on croyait déjà connaître. C'est déjà bien vicelard, mais si on le fait bien et sans arrières-pensées, pourquoi pas ?
Mais il faut pousser la démarche jusqu'au bout : puisqu'on a transformé le méchant en gentil, on a donc transformé le gentil en méchant. Car finalement, ce magicien dont nous avons eu pitié pendant tout ce temps, méritait-il vraiment notre empathie ? N'était-il pas un homme lâche et profondément mauvais qui méritait plutôt notre dégoût ?
Et c'est là que le bât blesse : on peut inventer un nouveau gentil, on peut inventer un nouveau méchant (cela ne les empêchant pas d'obéir aux archétypes classiques du genre) dans une histoire totalement inédite, inventée partir de rien. Mais finalement, pourquoi, à la place d'une création qui partirait de zéro, ne pas aller chercher une histoire déjà connue de tous, appréciée de tous, et opérer cette inversion des valeurs sur des personnages que tout le monde croit connaître ? Ainsi, on n'introduira pas juste dans la culture populaire de nouveaux archétypes actualisés. On effacera et on remplacera complètement une histoire jugée désuète et plus en phase avec l'époque par sa nouvelle version, supposément améliorée.
Invisibiliser pour remplacer ce qui était déjà là ? Oh wait, j'ai déjà entendu ça quelque part, mais où ?
Bref, voilà toute l'horreur de Wicked dévoilée. Derrière les apparences d'une comédie musicale merveilleusement emballée, quoique trop sucrée, se cache en fait la laideur d'une sorte de grand-remplacement culturel, qui ne cherche pas à rendre hommage, mais bien à détruire.
Car voilà bien toute la nature de cet horrible Wicked, trop joli pour être honnête. Et vous ne pourrez pas dire que vous n'étiez pas prévenu : ceci n'est pas un hommage, c'est un bras d'honneur. Et un beau.