"Ta seule ennemie, c'est toi"

Quand Black Swan est sorti au cinéma, l’hebdomadaire Télérama s’était posé cette question en Une : « Danser est-ce souffrir ? ». Pour Wild, c’est autre chose, il s’agit de vivre. Pour se remettre à vivre, Cheryl Strayed, qui pense avoir beaucoup à se faire pardonner, s’inflige un parcours du combattant, celui du Pacific Crest Trail, un sentier de grande randonnée qui traverse les Etats-Unis, de la frontière mexicaine à la frontière canadienne. Sur ce parcours long de plusieurs milliers de kilomètres, on sent qu’elle est partie pour souffrir, dès la mise en place de son « monstre », soit son énorme sac à dos qu’elle tente en vain de porter dans une scène aussi drôle que déconcertante. Après Dallas Buyers Club, Jean-Marc Vallée étudie à nouveau, face caméra, le corps qui souffre. Et après Matthew McConaughey, c’est Reese Witherspoon qui colle à la peau de cette femme réelle à laquelle elle offre un visage angélique et épris d’une certaine cruauté passée. Avec cette question : pourquoi souffrir autant ? Peut-être parce que « ta seule ennemie, c’est toi », répondent en cœur Jean-Marc Vallée et Cheryl.


« Mon corps cette machine soudain ne répond plus, s’évanouit dans le bruit, s’éclipse inaperçu »


Ce sont d’abord ses pieds que l’on aperçoit, meurtris jusqu’à la moelle. La première scène est tout autant un moment de souffrance que de jouissance. Oui, il y a un côté jouissif à se laver d’une erreur qu’on pense avoir commise en se dépassant. Dans cette première scène donc, Cheryl Strayed (Reese Witherspoon) perd un ongle entier et cri entre rage, douleur et soulagement. Son parcours n’est que ça, détaillé jour après jour, avec le climat qui bouge, qui la fait bouger aussi, changer d’itinéraire… Au grès du chemin, elle fera des rencontres plus ou moins grandioses qui la conforteront dans son choix. Mais rentrera-t-elle chez elle ? Une chanson au début du film lui répond indirectement. Chez elle, ça n’existe plus, elle doit se créer un nouvel espace pour elle. L’abandon est sans cesse présent, dans le visage de Cheryl Strayed qui souffre – peut-être pas assez – autant qu’il s’apaise au fur et à mesure de la marche. C’est un montage presque hallucinatoire qui nous explique, au goutte à goutte, la raison pour laquelle Cheryl marche comme ça, se fait mal. Sans dramatiser une situation déjà assez dramatique en soit, Jean-Marc Vallée nous livre ce passé par brides de moins en moins fugaces. Voilà que Cheryl cherche à se faire pardonner une chose, avoir été, selon elle, une mauvaise fille. L’élément déclencheur ? La mort de sa mère, puis les mecs, puis la drogue et un divorce qui la blesse. Bref, la lente descente aux enfers. Mais sans que le réalisateur nous demande de pleurer, Cheryl assume ses choix, elle pense même avoir eu du désir pour les coucheries parfois sordides qu’elle a connues. La voilà donc qui marche et surtout qui s’arrête, qui écrit et qui a mal. Son corps est plusieurs fois détaillé, marqué en plusieurs endroits. L’attention sur ce corps qui ploie sous le poids de la marche et du fardeau à porter – aussi bien réel que symbolique – pose l’accent sur une marche de la rédemption. Cheryl n’a pas concrètement commis une faute, elle cherche juste à rendre sa mère fière d’elle, c’est à elle que tout est destiné, rien qu’à elle et à son souvenir. Cette mère-là est présentée d’ailleurs, dans les fulgurances du passé, comme une mère courage. Cheryl s’en va seule, mais elle ne ressent plus la solitude comme avant, ce n’est pas tant une punition qu’un chemin de croix sans dieu qu’elle s’inflige. C’est plutôt un chemin de vie qui donne l’impression de faire peau neuve.


« Il y a une aube et un crépuscule chaque jour, on peut choisir d’en être, d’aller à la rencontre de la beauté »


Les mots de sa mère résonnent en Cheryl, ça l’énervait avant, aujourd’hui elle les vit, soumise aux caprices du temps, de la nature, des bêtes et plus à celui des hommes. Si elle est encore assimilée à sa condition de femme – parfois simple corps à consommer – au cours de sa ballade, elle s’est s’en départir et choisir quand il est temps de s’offrir, quand c’est l’heure de tourner la page. Le visage de Reese Witherspoon paraît un peu lisse par moment, mais s’il a du mal à exprimer la souffrance, il est prodigieux dans l’apaisement. Cheryl regarde ainsi plusieurs fois les paysages et le ciel, respire l’odeur des plantes, et se superpose à celui de sa mère disparue. C’est elle, véritablement, qui envahit l’espace. Sacrifiée et libre à la fois, tout comme l’est Cheryl une fois sur le chemin qui la mènera au « Pont des dieux », et à sa rencontre avec l’avenir d’une « jeune fille rangée ». Ce parcours est sobrement mis en musique, car ce qui compte, c’est celle que nous fait entendre Cheryl dans ses pensées, mais aussi au travers de son écriture. Le film épouse l’esprit de Cheryl, c’est ce qui lui donne son rythme, rend son montage fluide et donne de la force à ces images qui surviennent parfois d’un passé qu’il ne faut surtout pas enfouir. Ce va-et-vient constant entre le passé et le présent est plutôt bien mené.


Il ressort de ce film une certaine douceur même dans la violence de ce que le corps subi. Cheryl n’est pas portée en exemple, elle est simplement là où elle pense devoir être pour avancer non plus courbée, mais la tête haute. Et surtout, se réconcilier avec ce corps dont le cinéma – de Whiplash (toujours en salles) à des films comme Black Swan – a toujours filmé avec plus ou moins de pudeur et de distance, juste assez pour comprendre que vivre c’est souffrir certes, mais c’est aussi comprendre, créer et enfin trouver le bon chemin. Une douce réussite., teintée d’humour et de tendresse...

eloch

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