Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi l’hotel était si beau, et si archaïque. Et j’ai eu un avis, sur la fin. Je me suis dit qu’il fallait que les considérations matérielles s’effacent, pour que les débats soient purement intellectuels, sans autres rapports de force. Les débats matériels sont d’ailleurs les seuls dans le film à engendrer de la violence physique. La violence intellectuelle, elle, s’offre le luxe d’être verbeuse. Et elle est presque partout, et presque insoutenable parfois.


Rien de tel qu’un débat pour se rendre compte de nos propres contradictions. Le débat en général, dans la vie, c’est un peu déroutant. C’est frustrant même. On a toujours une idée en tête, une sorte de problématique, et on a toujours l’impression - au coup d’envoi - que l’autre a prévu de la creuser lui aussi. Il y a de la bienveillance des deux côtés, toujours. Au moins un peu, ne serait-ce qu’envers le point de vue que l’on veut défendre. On se lance toujours plein de bonne volonté dans le même trou, avec nos pelles rhétoriques rutilantes, décidés à y aller ensembles, intègres et joyeux, comme les nains dans Blanche Neige. Mais voilà, « c’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde » nous dit Baudelaire. Et moi je dirais même mieux. Mieux que Baudelaire, rien que ça (j’ai même pas lu Les Fleurs du Mal). Je dirais que c’est par nos malentendus personnels que l’on s’accorde avec soi-même.


Parce que comme le dit la sœur dans Winter Sleep, il faut apprendre à vivre avec soi-même. Et clairement, vu la charge de malentendus que l’on se traîne, la charge de quiproquos, de contradictions, et de folie, il y a deux outils indispensables. L’approfondissement, et/ou l’aveuglement. Deux disciplines conflictuelles, mais chacune tout aussi indispensables. Et tout aussi jouissives. C’est presque des outils naturels, qui nous sautent aux yeux dès que l’on découvre la raison. Le challenge là-dedans, c’est d’essayer de les différencier.


Et c’est là que le film tape fort. Dans ses dialogues, il nous donne tout l’éventail de ce qui peut se faire en matière de débat. Point Godwin, récapitulation, Red Herring, preuve par l’exemple, logique, prise de distance, référence, reformulation, flatterie, condescendance, menace, synthèse, saturation, diversion, ironie, concession, ruse, forfait, écoute active, alcoolisation massive, silence, attaque ad hominem… un paquet de choses qui s’incluent parfois les unes dans les autres, et que l’humain maîtrise plus ou moins sur le bout des doigts, sans les avoir jamais apprises spécifiquement.


Le travail du spectateur, là-dedans, s’il l’accepte, c’est de classer les paroles, quand cela est possible. De les ranger dans ces deux petits tiroirs vulgaires à l’entrée du cerveau, juste à droite après la photocopieuse, ceux qui sont respectivement étiquetés « approfondissement » et « aveuglement », dans une écriture peu soignée au feutre rouge. Le travail en sourdine, c’est de mettre des intercalaires au sein même de ses tiroirs, pour faire des sous-parties. C’est de faire la différence entre auto-persuasion et légitime défense. Entre manipulation et pertinence. Entre vanité et création. Et dans la profusion de dialogues, le spectateur est régulièrement tenté de refermer les tiroirs surchargés, temporairement. De faire pause sur VLC, jusqu’au lendemain, pour que ça se tasse. En faisant très attention cependant, parce que les deux tiroirs sont mitoyens, et qu’ils s’échangent les phrases comme bon leur semble, comme les siamois s’échangent leur sang.


Winter Sleep nous montre justement la ténuité, la porosité, des intercalaires rhétoriques. Tout le plaisir est là. Approfondissement et aveuglement sont siamois, parce que leurs sous-parties sont communicantes, formant elles-mêmes un Human Centipede. Personne n’a jamais absolument tort, c’est la vie. Les intrigues du film ne sont que des supports, des terrains propices aux jeux de piste. Parce que finalement, les turpitudes de ces personnages, sauf exception, ne sont pas particulièrement palpitantes. Toutes ces intrigues, on peut les remplacer par notre présent, et par nos souvenirs. Au niveau de l’intrigue, ça marchera tout autant.


Ce qui est certain, et angoissant, et le film nous le montre, c’est qu’au petit jeu du débat, écrivains machiavéliques et politiciens véreux sont des poids-lourds, qui foncent sur leur autoroute en écrasant les rêveurs moins habiles comme des hérissons. Une route pavée d’intercalaires étanches. Le hic, c’est que la route a une fin, et qu’au bout le poids-lourd tourne en rond, en continuant d’écraser les hérissons qui passent à sa portée, et en récitant sévère : « notre implacable destin est la désillusion de toutes nos entreprises. Chaque matin, je conçois d’innombrables projets et je passe ma journée à errer ». Puis il se vomit sur les chaussures, comme s’il lâchait un peu de lest. On entend alors le dernier souffle d’un hérisson à moitié écrasé : « la conscience n’est qu’un mot à l’usage des lâches inventés tout d’abord pour tenir les forts en respect ». Il gesticule un instant. « Que nos pattes vigoureuses soient notre conscience, nos épines notre loi ». Le poids-lourd intellectuel et le hérisson se disent alors bonne nuit, malgré tout, et je me dis moi qu’il doit y avoir un juste milieu. Je ne sais pas. Un sourire sincère sous la neige, complètement délesté. Un nouvel homme, peut-être.


FLASHBACK BONUS (tududidou tududidou tududidou…)


Quand j’étais petit j’avais un chat, petit lui aussi. Il faisait caca partout et il sentait mauvais. Le soir, il dormait toujours avec mon petit frère, dans son lit. Il m’ignorait (le chat m’ignorait, pas mon frère), et cela me rendait jaloux. J’aurais adoré que ce soit dans mon lit qu’il vienne naturellement (le chat encore une fois, pas mon frère). Mais lorsque ça arrivait, sur un malentendu, lorsque je sentais la boule de poils se loger dans le creux de mes jambes allongées, lorsqu’il tendait la couette sous son poids plume, et la plaquait sur moi pour m’imposer une position définitive, je sentais une forme d’oppression monter et m’arrangeais, délicatement, dans une feinte maladresse, pour qu’il s’en aille. Et le lendemain je redevenais jaloux (de mon frère, pas du chat). Je n’ai à priori aucune raison de vous raconter cette histoire, mais c’est une image qui m’a traversé l’esprit à un moment du film. Pendant cette scène où le héros écrivain s’avance en contre-nuit, dans une grotte, vers un cheval apeuré. À ce moment, j’ai repensé à mon chat. Je me suis imaginé dans le noir en train de l’appeler (« Minou ! Minou ! Minou ! »), la couette sur mes épaules formant une énorme silhouette - que mon chat devait trouver terrifiante. Et je me suis rendu compte soudainement qu’il était à l’époque juge et témoin de ma sensibilité - l’équivalent de l’esprit critique pour les chats. Que je m’abandonnais un peu trop dans ma tentative de l’apprivoiser, au risque de le repousser. Et que son aval absurde me fascinait, quand sa souplesse et ses ronronnements (ceux de mon chat) m’agaçaient.

Vernon79
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le 25 août 2017

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