La dernière livraison annuelle de Woody Allen commence sous d’étranges auspices. Parce qu’on se dit que son rythme va peut-être fortement décroître dans les temps à venir (même si son prochain film est déjà quasiment prêt), au vu de l’ambiance électrique qui règne sur le milieu et dont l’industrie se trouve forcée à se positionner face aux affaires qui resurgissent. Et parce que les automatismes qui contaminent son cinéma depuis une vingtaine d’années et qui lui sont reprochés de plus en plus franchement semblent ici atteindre leur apogée.
Qu’on juge plutôt : Coney Island, les années 50, un casting de charme, la musique : Amazon, qui produit le film, n’a pas lésiné sur le budget, et le parc d’attraction qui sert de décor sera de tous les plans : couleurs, mouvements, costumes à perte de vue sur des plages ou des rues achalandées : la reconstitution semble être le premier mobile du cinéaste, qui, on le sait, semble s’être réfugié depuis bien longtemps dans ces cartes postales rutilantes d’un âge d’or.
L’intrigue ne viendra pas bousculer la routine de son cinéma : infidélités, triangle amoureux qui lorgne du côté des tragédies antiques sans jamais vouloir en appréhender l’ampleur, numéros de charme et dissertations amères sur la confusion des sentiments. Avec l’aide d’une mise en abyme elle-même devenue un ressort fréquent chez le réalisateur, le personnage de Justin Timberlake, maître-nageur aspirant dramaturge apostrophe le spectateur du haut de sa chaise de surveillance : coryphée, metteur en scène, avouant avec lucidité son goût un peu trop prononcé pour le mélodrame, il deviendra progressivement juge et parti en s’insérant à part entière dans le récit. Si l’on ajoute les regrets de Ginny qui a vu sa carrière d’actrice brisée par l’alcool et les remords, la partition est complète pour un ronronnement annuel.
Pourtant, Allen semble vouloir pousser les curseurs un peu plus loin que d’habitude : de quoi tout d’abord accroitre l’irritation, pour finalement établir un programme esthétique qui va soulever de pertinentes questions.
La photo, qui faisait déjà l’objet d’un soin maniaque dans son précédent Café Society, est ici un personnage à part entière. Le récit ne cache jamais sa dimension théâtrale – les personnages eux-mêmes en sont conscients - et la mise en scène joue avec cette donnée : grand angle et courtes focales génèrent des paysages rutilants à la netteté immaculée au point d’en devenir suspecte. Les éclairages colorés de Coney Island contaminent tous les portraits et les intérieurs dans une débauche de couleurs : les visages semblent être éclairés par un crépuscule continu, les cheveux brillent de mille feux et même le bleu des yeux de Justin Timberlake semble filtré. On se croirait dans l’artificialité assumée du Coup de Cœur de Coppola, au point de remettre en question le premier degré auquel se cantonnerait toute cette débauche formelle.
Sur ce canevas, l’attirance du personnage de Mickey pour le dramatique vient renforcer cette exhibition de l’écriture, dans laquelle chaque personnage aurait sa partition : la jeune ingénue, la quarantenaire fanée mais sensible, le jeune idéaliste, le mari bourru mais au cœur tendre, et l’enfant pyromane permettant le running gag à un humour sacrément en sourdine.
Mais Allen sait semer des cailloux dans son engrenage : les migraines tenaces de Ginny, la lutte contre l’alcoolisme de son mari, le mal être d’un enfant que personnage ne regarde vraiment, les coups de feu continus du stand de tir en contrebas de l’appartement sont autant d’indices qui viennent ajouter au malaise d’un monde trop artificiel pour qu’on s’y sente à l’aise : le triangle amoureux ne se suffit pas à lui-même, et la roue éponyme ne va pas tourner rond.
Il faut donc faire preuve de patience pour que s’émancipe la noirceur dont Woody Allen a déjà su nous gratifier : Wonder Wheel est surtout un double portrait : d’une femme qui va laisser progressivement sa sensibilité la dévorer pour affirmer en elle les démons de cette antiquité qu’on semblait craindre (Médée n’est pas loin), permettant à Kate Winslet d’offrir une performance à la hauteur de son talent (on pense à ces femmes complexes qu’elle a pu interpréter, dans Les Noces Rebelles ou Mildred Pierce) ; et d’un homme inconscient qui confond les délices du récit avec les ravages de la vie, sans soupçonner un seul instant sa propre cruauté.
A la faveur d’une soirée d’anniversaire qui dérape, et d’une tension croissante voyant s’enrayer la machine, Allen contemple et affute l’affirmation d’un pessimisme qu’il met un peu trop souvent en veille : par la disparition pure et simple de la jeune garde qui se croyait innocente, et la présence finale d’un vieux couple qui regarde en face ses démons.
Et la névrose du jeune enfant de prendre tout son sens : de la dramaturgie à la pyromanie, nous explique Allen dans ce mélo noir, il n’y a qu’un pas.