Le talent de Quentin Dupieux est de parvenir à composer avec tout un attirail de thèmes de société et de le couler dans un embrouillamini qui s'avère très limpide une fois passé au crible de la réflexion. Je vais tenter de vous faire une petite démonstration qu'il serait au mieux paresseux, au pire inepte, de considérer qu'un tel film n'est que pur délire et se visionne "sans rien en chercher à comprendre".
(SPOIL)
Rien que le titre est anonciateur de ce que va tenter d'exposer le film, à savoir ce qui "cloche" dans la réalité du monde vue par son réalisateur. Et il va le faire en détournant le réel, en faisant bifurquer le sens commun pour installer la trame dans une suite d'instants qui outrepassent les limites des normes sociales, culturelles, rituelles de notre société. Pour montrer ce décalage entre le réel et ce qu'il y a lieu de ridiculiser de ce réel, il utilise beaucoup la caricature, l'hyperbole, le second degré - parfois avec énormément d'humour. Le maître mot de ce film est évidemment l'absurde, parce qu'il a compris qu'il n'y a rien de plus efficace qu'utiliser l'absurde à l'écran pour dévoiler l'absurde du réel.
Parmi les choses qui "clochent" dans la société, Quentin Dupieux s'attaque ostensiblement par exemple au monde du salariat. Il expose l'aliénation au travail par un décor de bureau dans lequel il pleut continument, et une forme de servitude volontaire de l'employé qui continue de venir faire semblant de travailler malgré son licenciement de l'entreprise. La stigmatisation outrancière des collègues de travail fait la critique de ce que le travail confère au statut social de l'individu ; et lorsque Dolf est invité à ne plus mettre les pieds au bureau, le film veut souligner par ce double renvoi le caractère précaire de l'emploi.
De telles critiques de la société, le film en fait à tout bout de chant. Pour éviter d'être redondant dans la rédaction, voici à la louche quelques autres interprétations que l'on peut lire derrière différentes scènes que propose WRONG :
- Absurdité de la routine (cf. réveil à 7:60)
- Absurdité de la mort et de l'existence (cf. mort subite du jardinier réglée expéditivement par une ambulance random ; résurrection dans une projection de vie familiale désastreuse, pour finalement finir plus heureux dans la tombe)
- Instinct de nidification de la femme, stéréotype du romantisme à l'eau de rose (cf. photo du précédent mariage accroché au mur, accouchement sur la plage, ...)
- Instinct de reproduction de l'homme, au point de se masquer dans la séduction (cf. le jardinier qui se fait passer pour Dolf dans le but de conclure)
- Critique de la bienpensance et des intellectuels aux bouquins polycopiés qui ont de vraies valeurs (chiens = amour), parviennent à avoir une influence sur leurs lecteurs (cf. illusions de télépathie), mais ne sont d'aucune utilité si ce n'est le bon sentiment pour eux-même, coquille vide pour se donner un genre (cf. le rdv "secret" dans les bois, l'organisation de retrouvailles entre chiens et maîtres dans l'unique but de s'émouvoir de la scène, ...)
- Absurdité de la science et des choix scientifiques (cf. machine à retracer la mémoire d'une... merde de chien)
- Quête infinie de sens au travers d'un voyage désertique, qui ne mène nulle part : lieu commun du voyage salvateur et profond (cf. le voisin Mike dans sa voiture jaune)
- Mise en scène de ce que l'humain a tendance à se mentir à lui-même et peine à guérir de ses névroses (cf. le voisin Mike qui ne veut pas admettre qu'il... fait du jogging)
- Absurdité de l'exercice de la fonction (cf. pompier qui chie, jardinier qui dessine, employés qui passent de faux appels, flic ignorant et suffisant, détective mal informé, ambulancier qui boit de l'eau)
- Absurdité des interactions banales entre humains : mauvaise communication entre voisins (cf. première scène où ils sont trop éloignés l'un de l'autre), au téléphone, entre époux qui ne sont pas sur la même longueur d'onde (cf. emménagement de la femme pendant la tentative de télépathie de Dolf), ou encore malentendus entre concitoyens (cf. repeinture des voitures par un mec random)
- Absurdité des signes et symboles (cf. le carton de pizza avec le lièvre sur une moto)
- Absurdité de l'amour (cf. rencontre expéditive au téléphone sur base d'un simple échange de sentiments), et de l'image artificielle que l'on se fait du conjoint ; idée d'interchangeabilité (cf. la nana qui confond le véritable Dolf de l'imposteur alors qu'elle veut l'épouser)
- Critique du fait que l'on cherche à fuir le naturel pour le remplacer par de l'artificiel, quitte à ce que ça ne remplisse pas nos attentes (cf. le palmier transformé en sapin qui dérange, et remplacé par un palmier trop petit)
C'est l'imbrication de tous ces éléments les uns dans les autres qui donne au film un caractère monstrueux, et lui aussi en apparance absurde. On pourrait presque penser que Dupieux a voulu condenser tellement de thèmes qu'il a du comprimer le temps, et que le format de long métrage l'a obligé à des compromis sémantiques qui rendent WRONG inaccessible pour qui préfère gamberger sur des sentiers battus.
On ne peut donc comprendre l'énormité de cette oeuvre que lorsqu'on la retourne complètement : il ne s'agit pas d'un récit utilisé pour transmettre des messages au spéctateur, mais bien plutôt une suite de messages qui construisent à hue et à dia un semblant de récit.
Le fond prime tant sur la forme que l'histoire n'a finalement aucune importance, les personnages sont écrits pour ne faire que conduire aux signes. Une bonne manière de s'en rendre compte est de voir comment est traitée l'émotion : le seul personnage capable d'en véhiculer est Dolf, et on a pourtant presque envie de lui coller une mandale quand il pleurniche pour son chienchien. Ce film se fiche littéralement de lui-même! L'autodérision est instillée partout, en témoigne par exemple l'utilisation de musiques à tonalités graves qui donnent une fausse tension à des scènes oiseuses, lors même que le spectateur en ressentira un vrai malaise - ce qui est d'ailleurs particulièrement fort.
Ce film ne cherche pas l'identification, l'émotion, le spectaculaire, le divertissant, le suspense. Il s'affranchit des codes cinématographiques, et non pas simplement pour le plaisir coupable de lever le majeur, mais en pointant le ridicule de nos codes sociaux pour faire émerger une cinglante remise en question du réel et du mode de fonctionnement humain.
WRONG n'est pas juste le récit d'amour entre un maître et son chien, ou une critique de la vie de famille. Ce film s'attèle à critiquer le tout pour soi, tout pour l'image, les bons sentiments fades et inutiles, ainsi que tous les lieux-communs absurdes qui dirigent notre société vers toujours plus d'artifice et l'éloignent des fondements moraux de nos valeurs communes. C'est un cri d'alarme désopilant, un portrait original d'une société ridicule.