Cette critique, la cinquième et la première consacrée à un film, clôt (provisoirement) le cycle consacré à l’Afrique noire francophone – après quatre œuvres littéraires importantes : la poésie et le théâtre d’Aimé Césaire, l’œuvre poétique de Léopold Senghor et un roman très singulier de Yambo Ouologuem, le Devoir de violence, cet ensemble tentant d’esquisser un portrait de l’Afrique d’après les indépendances.
Ousmane Sembène, est un cinéaste considérable, dans la mesure où ce sont ses films qui ont permis au cinéma d’Afrique Noire de sortir de ses frontières, d’obtenir une reconnaissance internationale dont la montée en puissance ne s’est jamais arrêtée – jusqu’aux Césars récemment obtenus par Timbuktu.
Ousmane Sembène est toutefois plus connu pour son œuvre littéraire, essentiellement des romans, que pour ses films (9 longs métrages entre 1966 et 2004). A titre très personnel, les romans, dans la veine naturaliste, un peu à la manière d’un Zola africain, m’intéressent moins que son cinéma, autrement plus léger et tout aussi profond.
C’est particulièrement évident avec Xala, où le fond du récit, très sombre, caustique et cruel, passe (presque) pour une comédie grâce à la légèreté, à la finesse de la mise en scène et un sens très sûr de l’écriture cinématographique.
Xala traduit avec force la pensée politique de Sembène – profondément révoltée mais tout aussi profondément différente des idées émises par les tenants de la négritude. Sembène n’oppose plus blancs et noirs, ancien colonisateur et ancien colonisé, ce n’est plus l’heure, mais plutôt riches et pauvres, dans l’extrême confusion suivant la décolonisation, quand les nouveaux « libérateurs », nouveaux parvenus, en s’emparant des oripeaux du pouvoir, deviennent non seulement de nouveaux dictateurs – mais en adoptant les manières, les attitudes, les costumes, et plus encore la langue de l’ancien colonisateur, finissent par mettre à mal l’identité profonde de l’Afrique, sa culture et ses valeurs.
Le xala, le sort qui s’abat sur Elhadji Abdou Kader Bèye, qui le rend impuissant au moment de son mariage avec une troisième épouse, c’est évidemment l’image de cette Afrique dénaturée et profondément malade.
Et tout cela sur le ton apparent de la farce – tout commence avec une représentation grotesque de la décolonisation, avec le départ des blancs qui dirigeaient la chambre de commerce et l’installation d’un nouveau conseil d’administration africain. On assiste au déboulonnage des anciens symboles de la colonie, Marianne en tête, au relais (avec la transmission des attachés-cases sur laquelle on reviendra) et à un discours aussi ridicule que cynique et réaliste (et très semblable à nombre de discours prononcés alors et en français par les nouvelles élites) :
" Jamais dans le passé un Africain n’a occupé la présidence de notre
chambre. Face à notre peuple nous devons montrer que nous sommes
capables : nous sommes des hommes d’affaires. Nous devons prendre
toutes les directions, les banques comprises. Ce jour d’aujourd’hui
est un jour historique : ce sont les fils du peuple qui dirigent le
peuple dans l’intérêt du peuple."
A l’extérieur la foule en liesse chante et danse … avant d’être dispersée par les forces de l’ordre (…elles-mêmes conduites … par un des anciens administrateurs blancs qui vient de quitter le conseil d’administration).
A l’intérieur, les deux autres anciens administrateurs font la distribution des attachés-cases aux nouveaux dirigeants, ces mallettes, ouvertes et découvertes avec autant de précaution que d’attention sont évidemment bourrées de billets.
Et le discours reprend :
« Nous optons pour le socialisme, le seul vrai socialisme, la voie
africaine du socialisme, le socialisme à hauteur d’homme. Notre
indépendance est complète. »
Le ton est donné.
De l’africanité, également revendiquée de façon très ampoulée dans le discours inaugural, le « héros » Elhadji Abdou Kader Bèye, membre de ce conseil indépendant et socialisant, ne retiendra que le recours à la polygamie, avec une troisième femme épousée dès le lendemain. Et avec le fiasco de la nuit de noces, des nuits suivantes, la quête désespérée et ruineuse pour guérir à tout prix, l’enquête pour découvrir qui lui a jeté le sort, la multiplication de ses ennemis (dont ses anciens amis), commencera le début d’une déchéance absolue. La sienne et celle de l’Afrique.
Sur le ton de la farce.
Et avec nombre d’initiatives percutantes :
• le long travelling sur Elhadji, marchant lentement tête baissée, pathétique et piteux, pendant que les chants et les bruits de la fête se poursuivent dans le hors champ ;
• l’arrivée à la fête de tous les membres du conseil d’administration, filmés non pas en pied et en plans moyens comme les autres convives, mais avec des gros plan sur la succession des attachés-cases. Et ce sera évidemment ce symbole dérisoire du pouvoir qu’El Hadji devra remettre à son successeur quand on lui aura signifié son congé ;
• le personnage du président, sa silhouette, sa petite taille, son front et son crâne très dégarnis, ses costumes et ses petites lunettes, et plus encore sa façon de parler : « vous êtes l’incarnation même de l’esthétique », compliments adressés à la seconde épouse d’Elhadji (bien plus grande que lui) quand il vient de l’inviter à danser ; et à travers tous ces détails, le public aura reconnu un autre président emblématique, Léopold Senghor alors président du Sénégal (qui ne fera pas interdire Xala mais empêchera toutefois la sortie de Ceddo, le film suivant de Sembène) ;
• et les blancs : l’ancien administrateur répondant au doux nom de Dupont-Durand, reste présent tout au long du film. Certes il reste dans le rôle de celui qui transmet les dossiers et les plats, ouvre les portes de la voiture, place les chaises … Il ne parle pas mais il est toujours présent – pour "aider" ou plutôt pour constamment contrôler et diriger en sous-main ? Quant à ses deux collègues, tout aussi silencieux et discrets, ils ont pris le commandement des forces de police …
• le rôle essentiel du langage : Elhadji parle en français à sa fille qui lui répond, toujours, en wolof … Le hiatus est évidemment là. Et quand Elhadji demandera à répondre en wolof aux membres du conseil d’administration qui ont décidé de le renvoyer, cette tentative de révolte (trop tardive), qui correspond aussi à un essai de retour aux origines, lui sera évidemment refusée. Et un des points faibles apparents du film, le fait que les acteurs jouent très faux quand ils jouent en français, est aussi, et délibérément, un point fort du réalisme le plus cynique : ils jouent faux parce qu'ils sont faux ...
• la cour des miracles, le rassemblement des mendiants, des infirmes, des éclopés, tous ceux qu’Elhadji traite de « déchets humains », qu’il fait d’abord expulser, mais qui reviennent le hanter, dans des images qu’on pourrait croire fantasmées ; et avec leur présence de plus en plus proche (et parmi eux, dans le rôle apparemment secondaire de l’aveugle, on reconnaît Douta Seck, tenu pour le plus grand comédien sénégalais), la musique africaine, réduite au tout début du film à quelques notes à peine perceptible, finit par devenir envahissante, obsédante, violente.
Car Elhadji a accumulé les ennemis : ses anciennes épouses, ses créanciers (qu’il ne paie jamais, ou avec des chèques sans provisions, à commencer par le marabout qui l’avait, presque, guéri), ses anciens amis (que son comportement met en danger), les banques … Mais l’enquête, qui finira par aboutir (Xala est aussi un film policier) révélera une toute autre vérité.
Et là, on sera vraiment sorti de la comédie.
*Le mot « toubab » désigne l’homme blanc en wolof.