Un autre regard sénégalais porté sur la décolonisation par Ousmane Sembène, écrivain avant d'être cinéaste. Dans un style très différent de Camp de Thiaroye qui, bien que réalisé 13 ans plus tard, comportait / comportera beaucoup plus de maladresses dans l'interprétation des tirailleurs, Xala évolue sur un terrain beaucoup plus symbolique, loin de la composante documentaire inhérente au récit d'un massacre. C'est plutôt une fable qui soutient ici l'histoire d'un homme d'affaire sénégalais, El Hadji Abdou Kader Beye, corrompu jusqu'à l'os au lendemain de l'indépendance du pays — elle remonte à 1960. Au moment de prendre une troisième épouse, éminent signe de réussite économique et sociale, la nuit de noces ne se passera pas exactement comme prévu et tournera même au cauchemar : il se retrouve impuissant, au sens dick du terme, victime d'une malédiction (le xala éponyme) lancée par un inconnu.
C'est ainsi sur le ton de la farce que les mésaventures du protagoniste sont relatées, dès le départ avec la passation de pouvoir des responsables blancs aux hommes d'affaires noirs (on enlève soigneusement les symboles de la tutelle française, comme le buste de Marianne, juste avant de recevoir de gros pots de vin de la part des colons tout juste destitués, parmi lesquels figure le très allégorique personnage prénommé Dupont-Durand) jusqu'à la fin au gré de son enquête pour non pas comprendre pourquoi lui a-t-on jeté un mauvais sort mais savoir comment s'en débarrasser. Mais Xala n'est pas pour autant une comédie unilatérale, et l'ultime séquence est là pour en témoigner, au terme d'une longue scène et d'une longue déchéance, avec une humiliation particulièrement marquante à base de crachats et de vomis. Sembène n'est pas tendre avec ce personnage, émissaire important hier devenu paria exclu et tourné en ridicule : il paiera cher le prix de sa corruption et de son manque d'humanité envers les personnes les plus faibles de son entourage. Il faut dire qu'il chassait régulièrement et sans scrupules le cortège de mendiants qui se posait devant son magasin, et qu'il favorisait la culture à l'occidentale (langue, vêtements, habitudes) au détriment absolu et méprisant des coutumes locales.
En marge de la tournée des marabouts à laquelle le protagoniste s'adonne pour recouvrer sa virilité, invariablement insensible à la misère qui jonche son chemin de manière très ostensible, Sembène évoque la colonisation sous un angle original et probablement très avant-gardiste à l'époque. C'est comme si son spectre hantait encore lourdement le Sénégal, manipulant et paralysant le pays alors que le processus officiel de décolonisation est engagé. La métaphore du mal colonial grignotant le pays et dévoyant ses traditions n'est pas formulée dans un style très subtil selon les codes du cinéma occidental, mais elle permet néanmoins de déployer une satire sur les antagonismes de classes dans un format très particulier, avec de nombreuses représentations grotesques et teintées d'ironie. On peut voir dans Xala à la fois cette satire des gouvernements africains post-indépendance, noyés dans la corruption, mais aussi une critique plus décontextualisée de la société sénégalaise gangrénée par le manque de solidarité et les rapports de domination, ces derniers ayant évolué d'une oppression blanche vers un asservissement noir.
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