Jalil Lespert, par la grâce du calendrier et certainement par les grâces de monsieur Bergé, est donc le premier à présenter au public français sa vision de la vie d'Yves Mathieu-Saint-Laurent. Enfin plutôt de sa relation avec son amour, ami, amant, mécène et pygmalion de Pierre Bergé. Quand on sait qu'en octobre*, c'est Bertrand Bonello qui prend la relève, on est en droit de saliver, surtout au vu de ce premier film, plus qu'en demi-teintes. Mais bon, le projet était plus officiel, il a eu l'aval de monsieur Bergé et bénéficie d'une comm' digne d'un blockbuster américain.

L'implication dans le film d'un de ses protagonistes n'est pas chose anodine, surtout lorsque celui-ci est une personnalité publique de premier plan, et une fortune de grand poids. Comprenez-moi, je ne dis pas que c’est nécessairement un mal, je demande simplement à relativiser. Si Bergé encadre le film d'aussi près, qui sait jusqu'où cet encadrement a-t-il été et combien grande fut la liberté du cinéaste. Gageons qu'elle le fut raisonnablement, car après tout Gallienne dans le film ne joue un Bergé tout blanc, en vilain mouton noir de la Comédie Française. Bénéfice immédiat de ce parrainage : la présence à l'écran des robes, des vraies, et de quelques objets authentiques, qui ajoutent un certain cachet à l'ensemble. C'est sûr qu'avec un soutien pareil, ce film ci est celui des deux que l'on devine le plus fastueux et le mieux doté pour la course à la vraisemblance, si tant est que c'est ce que vise Bonnello - et j'en doute fort.

Les robes donc, qui lors des nombreuses scènes de défilé émaillent le film à défaut de le structurer. Ajoutez une photo fadasse au possible pour faire "ancien" je suppose et vous obtiendrez un ternissement des couleurs là où le sujet appelait les plus grands chatoiements. C'est là un des défauts majeurs du film de Lespert, mais non le seul. La faute à une construction bizarre et un peu vaine, d'où ce prologue raté et vaguement incongru, ce bref retour au présent avec une voix OFF très vilaine, cette virgule en guise d'épilogue après un final faussement paroxystique. Du point de vue du strict déroulé des événements, le film accumule les pires poncifs du biopic, en mode binaire. Crise - défilé / accalmie - crise, etc. Il n'y a aucun lien logique entre les séquences, les ellipses noient le poisson et la consistance psychologique des personnages en est ébranlée. Preuve en est la manière dont disparaissent les personnages secondaires. Exit Dubuffet, exit Charlotte Le Bon, et ainsi de suite. On ne s'intéresse qu'au couple YSL-Bergé et à ses à-côtés, mais la construction et la complexité de leur relation n'est qu'effleurée. Du jour au lendemain, en quelques secondes et via des ellipses temporelles et spatiales deux personnes qui semblaient se méprisaient s'aiment d'un amour fou, et on ne sait jamais vraiment pourquoi sinon que Dubuffet a tiré le portrait de l'un, et que l'autre a maté son paquet au bord de la piscine. Dans le genre crédible, on a vu mieux.

Mais passons sur ces artifices qui sont somme toute la norme dans le genre un peu tristounet qu'est le biopic. Le cinéaste a voulu condenser et aborder l'oeuvre et l'intime via une succession de moments marquants. Ce sont donc les collections majeures, chez Dior puis chez YSL, la robe Mondrian, la collection Libération, la collection russe, fin. On zappe tout de même une bonne partie de la carrière de l'homme sans aucunement résoudre les ébauches de tensions amenées : quid de sa toxicomanie et de ses névroses, quid des vingt et quelques années qui séparent ce dernier défilé de l'épilogue pré-mortem, quid de la relation entre Bergé et YSL pendant ce temps ? D'autant que la mise en scène n'est pas non plus des plus inventives. Elle est banalement illustrative, d'un académisme appliqué et pas désagréable, qui fait que le film se laisse voir porté par l'intérêt que suscite la vie du créateur. Sans éclat, sans aspérité, avec quelques robes pour satisfaire et berner le chaland (le film fut applaudit à la fin lors de ma séance, tout de même). Aucune audace d'un point de vue formel donc, si ce n'est une tendance assez sidérante au décadrage des visages en gros plans, mais sans aucune affectation psychologique ou sans symptôme d'un quelconque malaise, puisque tant Bergé, YSL que les autres personnages subissent cet effet gratuit et vidé de tout sens. On est loin d'Antonioni.

Outre ces défauts plus lié à un manque d'ambition et de vision, on trouve la pire chose du film : son utilisation de la musique. Entendez : la musique est plutôt jolie, entre le jazz du début, le piano du reste et la sélection de grands airs de la Callas ou d'une chanson des Chromatics pour le côté hype. Mais de la musique pendant 99% du temps du film, à fond les ballons, c'est épuisant et totalement creux. Chaque scène qui se veut émouvante (que ce soit tendre, cruelle, triste, drôle, etc.) est emballée par une musique envahissante et souvent lourdement empathique qui tue tout dans l'oeuf. Et comme l'interprétation du film est extrêmement balisée, entre le mimétisme forcené et moyennement convaincant de Niney et l'austérité plus rigoureuse du jeu de Gallienne, on ne respire pas. La grande séquence du défilé de la collection russe est ruinée par une utilisation écrasante de la Callas, qui arriverait presque à rendre le morceau d'origine laid, tant tout est surligné, écrabouillé par l'émotion qu'on nous force à ressentir.

Le problème dans tout cela c'est que ce film ne distille en fin de compte aucun mystère. Tout est donné, livré, présenté, expliqué, et mis en musique. On ne nous laisse jamais penser ou réfléchir, il faut juste accepter la doxa du déroulé du film : YSL était comme ça et pas autrement. Aucune magie, aucune invention n'est permise et c'est bien dommage lorsqu'il s'agit de filmer de tels bijoux que sont ses véritables créations. Tout au plus a-t-on droit à un supplément de dynamisme dans le montage lors des séquences de "création" : surimpressions, effet clip, etc. Mais c'est là un choix on ne peut plus balisé.

Alors voilà, tout ce que je dis vous paraît sûrement bien à charge, mais comme je l'ai dit rapidement un peu plus haut, l'ensemble se regarde presque sans déplaisir. On est somme toute confronté à un exemple parmi tant d'autres de film scolaire, confortable, calibré pour le grand public qui aime ça et en redemande. On s'instruit et on voit et entend de jolies choses. Côtés acteurs, le contrait est rempli malgré les réserves que j'émet sur Niney qui finit par convaincre dans la durée : trop rigide et étriqué au début, il trouve avec l'abandon dans la drogue et le sexe de son personnages quelques ouvertures de jeu, de vie, à l'image d'une belle séquence de portrait chinois dans une piscine marocaine. Et il y a quelques bons moments durant cette heure et demie de film : des répliques cinglantes, de la part de Bergé, YSL ou de son entourage, des séquences "anecdotes" qui surprennent, le jeu plutôt frais de Charlotte Le Bon, et surtout, ce qui reste à mon sens l'intérêt principal du film, la peinture d'une sexualité non conventionnelle dans une société qui ferme les yeux.

Car le couple s'affiche en tant que tel, et ce devant les plus hautes instances, telles que l'armée. Et parce que ce sont tout de même des notables ou des artistes, ça passe. Plus encore que ce détail sociétal, le film est assez frontal lorsqu'il montre la sexualité d'YSL, sorte de créature à la fois assoiffée de sexe souvent borderline mais répugnée par ses désirs qu'il a du mal à juguler. On voit ainsi la drague sous les ponts, en boîte, la violence de certains échanges, la tromperie, la drogue, les sex clubs, le corps svelte et musclé d'un amant vite éconduit par le mécène protecteur. Ce sont dans ces moments, dans ce qu'il peuvent avoir de gênant, d'un peu raté ou de presque obscène mais pourtant nécessaires que le film trouve ses seules aspérités, ses rares moments de vie. Lorsque le personnage se dilue ou se perd qu'on le trouve un petit peu, qu'on l'aperçoit derrière l'artifice de la reconstitution luxueuse et soignée. Et qu'on se dit que oui, monsieur Bergé a laissé Lespert manœuvrer, à défaut d'avoir un expert aux commandes.

Tout de même, lorsque cet étrange objet, trop condensé, trop classique mais pas si sage se termine, on se dit que le conflit d'egos qui a empêché le projet de Bonello d'avoir le soutien du vieil amant va peut-être coûter au second film le panache qu'il demandait pour en faire un potentiel grand film. Tandis qu'ici, à force de tout étaler, de tout fournir, c'est un Yves sans Laurent, mais pas sans argent qui nous est donné à voir. Ayons foi en ce que le cinéaste esthète nous réservera pour le mois d'octobre*.

*octobre et non mai, le film est repoussé et vise peut-être Cannes.

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le 8 janv. 2014

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Krokodebil

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