Je l'ai revu hier soir, et je persiste et signe : "Zama" est un film extraordinaire. Mais au sens propre : un film qui sort de l'ordinaire. Peu de films parviennent aujourd'hui à définir avec autant de clarté et de lucidité les possibles d'un art de plus en plus brinquebalant, enfermé dans son petit post-modernisme satisfait, alors que dehors, le monde n'attend que d'être filmé. En revenant au XVIIème siècle, on a comme l'impression que Lucrecia Martel a saisi un reflet déformant et chaotique de notre monde - ou plutôt, de l'origine de notre monde, l'origine de sa violence et de ses universelles déceptions. "Zama" est un film qui frappe fort, qui frappe juste, qui frappe avec la douceur d'une caresse sur la plage ou d'un son d'oiseau. Un film qui d'abord déjoue nos attentes : on croirait un film contemplatif, "Zama" commence dans des intérieurs poisseux, étouffants et bavards. C'est difficilement explicable tant chaque plan, chaque ligne de dialogue, le rythme, la musique, sont le récit d'une dissonance. La dissonance c'est vraiment la figure de style du film : cet homme, Zama, dissone dans son univers, et l'univers implose autour de lui, par petites touches plutôt que grandes explosions. Tout se joue dans les confins de l'image, les détails du son. C'est un grand film déceptif, mais à force de patience, d'attente, comme son personnage, on finit par comprendre ce qu'il en est. Un film comme on a jamais vu, qui va jusqu'au bout de l'exploration de son sujet. Le cancer du colonialisme, cette tumeur qui colle autant à la peau de l'Amérique latine que celle de la civilisation européenne dont nous sommes issus. Le film explore jusqu'au malaise les passions tristes et les frustrations de l'homme blanc, perdu sur une terre qui le rejette (la fin, à ce titre, est saisissante). Et le film semble comme rentrer dans sa tête, donnant non-stop cette impression d'incompréhension, avec des dialogues sybillins à la Godard (le film m'a beaucoup fait penser à "Nouvelle vague", par ailleurs : ancré dans un lieu, les personnages évoluent comme en spirale, ne faisant que parler, et disent avec une telle clarté qu'ils semblent relever de l'absurde l'état d'un monde voué à disparaître, l'état d'un lieu bien défini, les rives du lac léman chez Godard, l'Argentine coloniale chez Martel ; les bourgeois et les ouvriers chez Godard, les colons et les indigènes ici). Martel, avec une grande honnêteté, ne sort jamais du point de vue de cet homme blanc, épave d'une civilisation échouée dans une bureaucratie européenne recrée sur une terre mystique : on est dans la tête de Zama, dans la vision d'un monde sans dessus dessous. C'est aussi un grand film sur la masculinité, sur l'horreur de la masculinité, le film qu'il nous fallait - qui ne cède à aucune mode, à aucun grand sujet ; choisissant plutôt de percer comme une flèche la réalité du désir de l'homme qui se croit tout permis, qui pense pouvoir aller au bout de tous ses désirs. C'est un film sur le désir. Le désir hante l'image. Désir d'un monde, désir d'une situation. Désir infiniment déçu, paradis perdu. A la fin, il y a cette phrase puissante, qui est la clé du film : "je fais ce que personne avait fait pour moi, je dis non à vos espoirs". Zama accepte enfin l'absurde de son existence, il finira confondu avec la nature qu'il a trahi.


J'en viens à la forme : je n'ai jamais vu des plans aussi étrangement composés. Souvent fixe, fonctionnant comme un monde en soi, avec une grande profondeur de champs, des personnages qui traversent plusieurs échelles avant de se retrouver au premier plan. Il y a le monde, il y a la terre coloniale, il y a les colons, il y a les indigènes, et au centre il y a Zama, perdu au milieu d'eux, à la fois dominateur par sa place dans le cadre et dépassé par le chaos que Martel compose autour de lui. Dans ces plans, Zama se retrouve souvent enfermé, ou alors mis à l'écart : à côté de son espace, à côté de son lieu. Toujours à côté.
Et puis il y a le son. Lors de la deuxième vision du film, j'ai parfois fermé les yeux pour simplement écouter le film. C'est absolument sensationnel. Les bruits de la nature, les accents, les voix, les mélanges de langue...Tout cela créé une litanie, serpentine, qui nous enroule et nous sidère. Le son donne son sens au film : inconfortable, sibyllin, comme pénétrant le cerveau d'un malade, d'un monde malade et qui est le monde au début de ce que nous sommes. Le son est tombé dans le monde, et a fait du monde un chaos. "Zama" parle de nous, de nos désirs, de nos espoirs déçus, et il en parle sans emphase, sans charge, sans volonté de "montrer l'horreur coloniale" à tout prix. Il emprunte des chemins de traverse, des complexités et des audaces infinies (dans quel film aujourd'hui parle-on comme ça ? filme t-on comme ça ?) pour aller au cœur noir de l'humanité, dans sa folie. Ce personnage de brigand qu'on attend tout le film, Vicuña Porto, avec ce nom qu'on oubliera jamais, qui claque tellement en argentin, est l'emblème de cette folie masculine et coloniale. Son apparition à la fin est aussi incroyable et folle que celle du colonel Brando dans "Apocalypse Now"...


Avant "Zama", il n'y a eu que "Tabou" de Miguel Gomes qui avait saisi à ce point la réalité coloniale, mais sur un mode plus romantique et incarné, moins cérébral. Martel ne se cache pas d'être une cinéaste cérébrale, qui crypte ses films et qui en fait des réseaux de signe, ici je trouve ça sublime car c'est exactement ce que raconte le film : une tempête sous un crâne. C'est par son biais le plus sensoriel que le cinéma de Martel entend exprimer sa cérébralité. Peut-on être à la fois du côté de l'intellect et des sens ? C'est toute la question du cinéma, qui entend regarder le monde d'un point de vue bien défini. Et c'est la grande question que pose la mise en scène de "Zama", qui ne cesse de rejouer le refus d'un esprit vis à vis de son espace, de cet homme qui cherche à échapper à son lieu car il ne sait pas comment le regarder autrement qu'en l'asservissant.

B-Lyndon
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le 18 juil. 2018

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