Aujourd’hui, j’ai décidé de ne pas me complaire dans l’oisiveté la plus totale et de tenter plutôt de faire quelque chose d’utile : vous parler de Baldur’s Gate. À l’occasion de ma 150e critique sur le site, pour me faire pardonner de ma paresse lors de la rédaction de la 100e, je vous propose une rétrospective sur la saga – la meilleure jamais réalisée sur ordinateur – en non pas un, mais quatre épisodes. Alors, sans plus attendre, place au pavé !
Note : cette critique fait directement suite à celle de l’opus I, Baldur’s Gate. Bien qu’elle ne soit pas strictement nécessaire, la lecture de l’épisode précédent est recommandée avant d’aller plus loin. Il est également possible qu’elle contienne des spoilers sur le premier jeu.
De l’enfant de Gorion à la prophétie d’Alaundo
Navigation
Baldur’s Gate – Chapitre I : Des joies du camping sauvage
Baldur’s Gate : Tales of the Sword Coast – Chapitre II : Tout est bon dans le donjon
Baldur’s Gate II : Shadows of Amn – Chapitre III : Vous reprendrez un peu de pause tactique ?
Baldur’s Gate II : Throne of Bhaal – Chapitre IV : Apothéose
Succession
Devant le succès considérable recueilli par Baldur’s Gate et son extension Tales of the Sword Coast, Bioware, Black Isle et Interplay envisagent immédiatement une suite. Les développeurs souhaitent tirer parti de leur première expérience afin de pouvoir proposer un opus encore plus abouti et plus riche que leur jeu précédent – pourtant unanimement porté aux nues ! Ils considèrent en effet avoir été pressés par l’imminence de la date butoir lors des finitions du premier Baldur’s Gate, et décident de s’accorder tout le temps nécessaire à polir leur prochain jeu afin de le rendre le plus parfait possible. À l’écoute des conseils et critiques des fans, Bioware établit également une longue liste de toutes les demandes et suggestions faites aux développeurs après la sortie de Baldur’s Gate. Un très grand nombre de ces idées seront prises en compte lors de la genèse de Baldur’s Gate II. Enfin, sur le plan technique, la réalisation du premier opus avait nécessité le développement d’un moteur de jeu entièrement nouveau. Ce moteur est maintenant bien maîtrisé par les équipes de Bioware, qui peuvent désormais entièrement se consacrer à la conception du jeu lui-même.
Il n’est pas simple de passer après un monument tel que Baldur’s Gate. Lorsque, de surcroit, on propose une suite permettant de reprendre son personnage et de poursuivre une aventure adorée, le pari est encore plus risqué ! Le jeu sort le 24 septembre 2000 en Amérique du nord, puis le 29 septembre en Europe. Le contenu annoncé est vertigineux : une quête principale d’une soixantaine d’heures, pas moins de 290 quêtes secondaires, de nombreuses villes et régions à visiter dans la contrée d’Amn (toujours dans les Royaumes Oubliés), un casting de personnages aux personnalités riches et variées, la possibilité d’atteindre des niveaux élevés, l’accès à plus de 300 sorts différents, une dizaine de classes majeures pouvant chacune se décliner en un nombre impressionnant de spécialisations, un bestiaire enrichi… D’une durée de vie estimée à 300 heures de jeu sur une seule partie, Baldur’s Gate II : Shadows of Amn possède une rejouabilité virtuellement infinie tant les possibilités sont nombreuses. Sa perfection d’écriture, de graphismes, de stratégie, de musique et de plaisir de jeu en fait, sans conteste, le plus grand jeu vidéo jamais réalisé.
Et rien n’atteindra probablement plus ce niveau-là. En quelques points, je vous propose de revenir sur les principales qualités du jeu.
Immersion
Abyss
Interrogés sur leurs critères d’appréciation d’un jeu vidéo, de nombreux joueurs louent les qualités "immersives" de leurs œuvres vidéoludiques favorites. Pourtant, dès qu’il s’agit de définir ce qu’est, effectivement, l’immersion dans un jeu, on obtient autant de réponses qu’il y a de sondés ! C’est, je trouve, une question intéressante : comment ajuste-t-on les décors, les environnements, les sons, les couleurs et les personnages de son monde virtuel pour impliquer le joueur ? Il y a probablement mille manières d’y parvenir, qui dépendent autant du type de jeu que de la personne derrière son écran. Chacun sera plus ou moins sensible aux effets proposés… et en fonction de la manière de jouer, les détails qui retiennent notre attention varient grandement ! Par exemple, un jeu de guerre en vue à la première personne, concentré d’action au rythme très rapide, aura plus tendance à mettre l’accent sur les sons (bruitages des armes, du champ de bataille, des cris), que sur les éléments du décor pour immerger son spectateur au cœur de son environnement. À l’inverse, dans un jeu de rôles à monde ouvert, le rythme du joueur sera forcément plus lent. Il prêtera alors plus attention aux petits détails qui l’entourent : cet objet est-il à sa place (attention aux anachronismes) ? ce personnage va-t-il quelque part (toujours proposer un monde vivant) ? cette ville est-elle construite de manière logique ? etc. Il y a, à mon sens, deux niveaux d’implication du joueur : un ressenti sensoriel (du domaine du physique : la vue, surtout, mais aussi l’ouïe… malheureusement on ne sait pas encore faire plus actuellement) et émotionnel (qui résidera principalement dans la qualité d’écriture des dialogues et des scènes). Dans les deux cas, le développeur doit être assez habile pour anticiper les attentes de son public ; la mission est accomplie si les sensations éprouvées par le joueur correspondent à l’idée qu’il se fait de l’environnement qu’il est censé arpenter.
L’atmosphère, ou plutôt les ambiances, tant elles sont nombreuses et originales, de Shadows of Amn, constitue l’un de ses incontestables (et innombrables) points forts. L’immersion est pour le coup immédiate.
Les premiers moments du jeu sont déroutants. Après le triomphe final à la Porte de Baldur, l’enfant de Gorion ne s’attendait sans doute pas à être capturé de la sorte. La caresse froide de l’acier sur sa joue lui fait réaliser la précarité de sa situation. Il se trouve dans une immense salle sinistre, où pendent des cages exiguës. Son équipement et ses armes ont disparu. De ses compagnons, il n’y a nulle trace. Les pas lourds sur le métal de son geôlier le ramènent à la réalité. Celui-ci vient le tourmenter, le torturer, même. Les sons distants d’une bataille lui offrent un moment de répit. Son tortionnaire disparaît, mais ce n’est que partie remise. Il faut fuir, et vite !
Ces quelques minutes, qui constituent l’entrée de jeu, suffisent à installer l’ambiance lugubre et anxiogène du premier donjon de Shadows of Amn, qui fait office de remise en forme pour les joueurs un peu rouillés. Les sens du joueur sont mis à contribution : si les détails visuels fourmillent, les sons que l’on perçoit dans toutes les directions donnent autant d’indications sur la situation présente. Un effort notable a été fourni à ce niveau-là pour diversifier autant que possible les bruitages du jeu. Par exemple, lorsque le personnage marche, les sons seront différents selon que ses bottes heurtent le métal ou le marbre. On nous donne ainsi à entendre le matériau, en plus de le voir. Certaines salles, plus grandes, résonnent davantage que d’autres. C’est un effort que je trouve intéressant ; trop de jeux sur ordinateur se concentrent uniquement sur la partie purement visuelle, optimisant ainsi leurs graphismes, en délaissant la composante sonore pourtant indispensable.
Le terrain de jeu proposé à l’exploration dans Shadows of Amn est vaste et varié. Baldur’s Gate emmenait le protagoniste le long de la Côte des Epées, et son intrigue se basait largement sur la tension naissante entre deux grandes nations limitrophes : la cité-état de la Porte de Baldur, au nord, et la puissante contrée marchande d’Amn, au sud. Pour ce second épisode, c’est dans ce pays, Amn, que vont se dérouler les aventures du protagoniste. Quelques différences fondamentales avec le premier épisode apparaissent d’entrée de jeu. Tout d’abord, les premiers pas du joueur se font à l’intérieur de l’immense cité d’Atkathla, capitale d’Amn. Gigantesque ville cosmopolite, elle se découpe en sept quartiers de grande taille et est densément peuplée. Ce choix de débuter l’aventure à la capitale permet au joueur de rentrer immédiatement dans l’univers du jeu, d’en explorer le monde riche et de débuter un certain nombre de quêtes. Dans le premier opus, la grande ville, la Porte de Baldur, n’était accessible qu’après plusieurs chapitres de jeu. À l’inverse, dans Baldur’s Gate, l’accent est mis sur l’exploration des régions extérieures, qui forment un ensemble assez chaîné, que l’on pourrait presque qualifier de monde ouvert tant il est vaste. Dans Shadows of Amn, on perd cette liberté d’aller "partout". Des régions extérieures, hors de la capitale, sont bien entendu visitables, mais elles constituent davantage des points de départ de grandes quêtes. Moins de choses sont ainsi laissées au hasard : d’une manière ou d’une autre, le protagoniste est embauché pour résoudre un problème complexe, et il se rend ensuite sur le lieu de ses futurs exploits.
Shadows of Amn est un jeu exceptionnellement immersif car il tire pleinement parti de toutes ses forces (écriture, graphismes, variété) pour proposer un univers qui soit à la fois riche et vivant. De toutes les zones qui peuvent être explorées par le joueur, pas deux ne sont identiques. L’architecture d’Atkathla, par exemple, est bien différente des forteresses que l’on peut découvrir plus à l’est, ou bien de l’île pirate de Bryn Law. À chaque environnement correspond une atmosphère particulière, mise en valeur par les graphismes particulièrement soignés, une ambiance sonore unique et une musique dédiée. Chaque zone est une peinture. Le monde est vivant, car il est peuplé d’un très grand nombre de personnages d’importances variées auxquels l’enfant de Gorion peut parler. La plupart des habitants de la grande ville qui mènent une existence paisible n’auront pas grand-chose d’intéressant à dire… mais, au détour d’une rue peut débuter une quête passionnante. Les textes et les dialogues sont très bien écrits, regorgent de possibilités – les auteurs ont fait en sorte de laisser au joueur à chaque fois au moins trois options de réponse – et évidemment très nombreux. Enfin, il y a un dernier point sur lequel je souhaite insister, c’est la question de la variété, de l’immensité des choses qui sont proposées par Bioware dans Shadows of Amn.
Prenons un exemple récent : « Dragon Age : Origins », développé par les équipes de Bioware (qui n’ont malheureusement plus grand-chose à voir avec leurs homologues d’il y a quinze ans) et sorti en 2009. Le jeu est vraiment de qualité : beau, intéressant et disposant d’un univers assez riche, il propose une aventure d’une quarantaine d’heures, en comptant les quêtes secondaires qui sont d’un intérêt assez variable. Néanmoins, à l’aune de Shadows of Amn, dont il fut parfois considéré comme le successeur spirituel, il est assez remarquable de constater à quel point il souffre de la comparaison avec son illustre aîné.
Au niveau du bestiaire par exemple. Dans Dragon Age, vous rencontrerez globalement 3 types d’ennemis : des animaux sauvages, des morts-vivants et des "engeances" ("darkspawn" en anglais, l’ennemi unique du jeu). Ces trois groupes se déclinent en quelques sous-catégories (combattants, jeteurs de sorts, assassins… sauf pour les animaux bien sûr) qui offrent un peu de variété mais le tableau demeure largement simpliste. À côté de cela, Shadows of Amn propose une vingtaine de monstres largement différents aux capacités uniques et aux méthodes de combat variées. Chaque sous-groupe se décline en davantage encore de spécificités et la richesse tactique qui en découle est impressionante.
Camaraderie
Nous nous sommes tant aimés !
Lorsque vous jouez à un jeu de rôles papier, vous êtes entouré de toute une équipe, et vous passez généralement un bon moment entre amis (en tous cas, j’espère pour vous). Un jeu de rôles par ordinateur se doit d’essayer de recréer cette impression de camaraderie, cette amitié franche et virile que les personnages – qui partagent donc une aventure commune – éprouvent entre eux.
Ce n’est pas quelque chose de simple. Un personnage non joueur doit avoir une classe et des compétences propres, qui en font une addition logique et efficace à l’équipe. Au-delà de ces simples considérations techniques, un personnage non joueur doit posséder une personnalité riche, qui lui permettent d’apporter un point de vue complémentaire au joueur et, le cas échéant, aux protagonistes qui l’accompagnent déjà. Essentiellement, il s’agit de donner une âme à une figurine qui ne serait, sans cela, qu’un amas de chiffres affublé d’un portrait et d’un titre.
La solution choisie dans Baldur’s Gate, pérennisée par Shadows of Amn, repose sur une grande qualité d’écriture et un fort interventionnisme des personnages non joueur au cours de l’aventure. Lors des évènements vécus par le groupe, les compagnons pourront donner leur avis, par exemple, sur la manière de résoudre une quête. Baldur’s Gate suit les règles du système Donjons & Dragons et incorpore donc un système de personnalité nommé "alignement" fondé sur la morale (bon/neutre/mauvais) et l’éthique (loyal/neutre/chaotique), qu’il faut donc voir comme un tableau 3 x 3. En fonction de son alignement, un compagnon réagira d’une manière différente aux actions du joueur. Un personnage fondamentalement bon risque donc de s’insurger si le protagoniste se montre cruel. À l’inverse, certains compagnons n’apprécieront pas de voir le joueur perdre son temps à résoudre des problèmes qu’ils jugent indignes de leur temps, et ne se priveront pas de le dire. Si Shadows of Amn possède de très nombreux dialogues, et qu’il est toujours possible de désamorcer une situation explosive par la parole, un compagnon dont l’avis aura été trop souvent négligé, ou dont la personnalité n’est plus en phase avec les actes du groupe, risque de le quitter, voire d’en venir aux mains avec le héros !
Cette grande interactivité, qui se double également d’un côté assez imprévisible – on ne sait jamais quand l’un de nos compagnons va commenter nos actes – donne du relief et de la personnalité à chaque personnage non joueur. Ces interventions, qui confèrent une certaine "indépendance" à ces compagnons, permettent également au jouer d’entrevoir un aperçu de leurs caractères. Il est ensuite possible de creuser la personnalité de ses compagnons en dialoguant longuement avec eux. Les occasions se présentent à plusieurs reprises au cours de la partie, et chaque conversation représente un moyen de faire évoluer la relation entre le personnage principal et le compagnon. Cet aspect du jeu, qui n’était qu’effleuré dans Baldur’s Gate, s’étoffe largement dans Shadows of Amn, où il est désormais possible de s’intéresser vraiment aux personnages qui accompagnent l’enfant de Gorion. Au cours des conversations, on assiste à une progression logique de la relation qui unit les deux protagonistes : d’abord fonctionnelle, elle peut se transformer en confiance réciproque. Quoi de plus normal, après avoir traversé tant d’épreuves redoutables ensemble ? Cette relation peut encore s’étoffer. Pour la première fois – la première d’une très longue série – Bioware implémente un système dit de "romance", permettant au protagoniste et à certains de ses compagnons de nouer une relation amoureuse. Il est également possible au joueur d’influencer le développement d’autres de ses compagnons. Après avoir acquis leur confiance et leur amitié, ceux-ci demanderont conseil au personnage principal. Ce dernier pourra alors leur vanter les mérites d’une conduite exemplaire, ou, au contraire, de les exhorter à un peu plus de pragmatisme… Les possibilités sont variées, ce qui donne un cachet supplémentaire au jeu. Il n’est possible de voyager qu’avec cinq autres compagnons au maximum, ce qui, au vu du nombre d’aventuriers disponibles, garantit que deux parties ne seront jamais tout à fait identiques. Certains personnages se complairont dans le conflit, d’autres au contraire ne supporteront pas la critique… Une seule chose semble certaine : le joueur n’aura pas fini de s’arracher les cheveux pour contenter tout ce petit monde virtuel (mais, au moins, vos compagnons ne finissent pas vos bières et ne squattent pas votre canapé).
De manière général, la saga Baldur’s Gate se démarque également par une légèreté bienvenue. Le ton prédominant dans l’aventure est globalement sérieux, bien sûr, mais les développeurs ont pris soin de glisser des clins d’œil, des quêtes ou des éléments contextuels parfois un peu parodiques. Contrairement à beaucoup trop d’autres jeux vidéo, qui ont tendance à oublier leur statut (l’œuvre complète d’Ubisoft depuis la sortie du premier « Assassin’s Creed », par exemple), Bioware a su faire preuve d’une certaine distance dans la saga.
Dans Shadows of Amn, cela se traduit aussi par les échanges réguliers et souvent très savoureux entre nos compagnons. Les anglo-saxons aiment appeler ça des "banters". Ces conversations se déclenchent soit par hasard : l’un de vos compagnons en interpelle un autre et les deux ont une discussion souvent rapide et humoristique – ils s’envoient des piques – et votre personnage n’intervient généralement pas. D’autres conversations peuvent également se déclencher entre deux de vos compagnons sans que vous n’en soyez à l’origine, mais celles-ci dépendent de la situation. Dans ce dernier cas, ces discussions peuvent avoir une importance capitale. Il n’est pas rare que deux personnages qui voyagent avec le héros se détestent (et ils ne se priveront pas de le dire) voire en viennent aux coups !
Cet élément supplémentaire, qui donne de la vivacité et du caractère aux personnages non joueur, possède dans Shadows of Amn un charme fou. Fort de leur succès dans la saga Baldur’s Gate, Bioware continuera longtemps sur cette recette, les banters revenant pour le plus grand plaisir du joueur dans Dragon Age. Les années passant, donner vie à un personnage deviendra un art de plus en plus raffiné qui fera appel à de nouvelles techniques toujours plus perfectionnées : doublage par des acteurs professionnels, modélisation fine des visages, capture des mouvements, etc…
Néanmoins, Shadows of Amn constitue la preuve parfaite que tous ces artifices ne sont pas nécessaires, pourvu que l’on prenne de se creuser la tête pour inventer des personnages originaux aux histoires variées et aux caractères entiers !
Stratégie
Après le succès de Baldur’s Gate, Shadows of Amn représente pour Bioware et Black Isle l’épisode de la maturité. Les fondations posées par le premier épisode, notamment en termes de gameplay et d’adaptation des règles de Donjons & Dragons, permettent aux équipes d’approfondir les mécaniques de jeu, de les rendre plus denses et plus tactiques.
Baldur’s Gate proposait une entrée en matière. Le personnage débutait l’aventure au niveau 1 et apprenait à se battre en même temps que le joueur découvrait les systèmes de combat et de progression. En fin d’aventure, les personnages atteignaient environ les niveaux 8-9 (pour les guerriers et mages) à 10-11 (pour les voleurs). Un tel niveau d’expérience donnait déjà accès à un nombre de sorts et de capacités spéciales conséquent, offrant ainsi aux joueurs des choix tactiques nombreux pour aborder une bataille. Shadows of Amn permet au joueur de reprendre ses personnages là où il les avait laissés. Il n’est donc pas nécessaire de reprendre à zéro : dès le début de l’aventure, le héros possède, sinon un équipement adapté, au moins un certain nombre de talents et compétences permettant de faire face aux premières rencontres. Voyage épique d’envergure, la quête principale de Shadows of Amn offre la possibilité aux personnages de devenir vraiment puissants. La limite d’expérience atteint un plafond largement plus élevé, ouvrant des opportunités toujours plus nombreuses. Les personnages multi-classés, par exemple, révèlent leur plein potentiel et souffrent moins de leur retard par rapport à leurs homologues spécialisés. Les prêtres acquièrent accès aux sorts de niveau 5, 6 et 7, obtenant ainsi de nouveaux pouvoirs extrêmement puissants : relever un allié d’entre les morts par exemple. Les mages, quant à eux, se transforment en machines à tuer lorsqu’ils débloquent des paliers de très haut niveau : les sorts de niveau 6 à 9. La montée en puissance de ces sorts est graduelle, et les magiciens les plus habiles peuvent, par exemple, invoquer des démons, tuer un ennemi d’un seul mot, arrêter le temps…
Evidemment, la montée en puissance des aventuriers contrôlés par le joueur est nécessaire pour affronter des ennemis toujours plus redoutables. Si la piétaille adverse est massacrée de plus en plus facilement par les combattants chevronnés du groupe, nombreux sont les adversaires offrant un challenge relevé. La tension et la difficulté atteignent des sommets lors de combats particulièrement délicats qui prennent deux formes : un monstre aux pouvoirs terrifiants, ou, plus prosaïquement, un groupe d’aventuriers ennemis aux classes équilibrées et variées, véritable miroir du groupe contrôlé par le personnage. Dans l’un des cas, il s’agit d’apprivoiser les capacités uniques de la bête, de trouver une faille dans sa carapace afin d’en venir à bout. Dans l’autre, très souvent largement plus difficile, il faut s’attendre à un affrontement rude et imprévisible où le moindre détail peut bouleverser le cours de la bataille.
Là où les possibilités tactiques de Baldur’s Gate étaient intéressantes, c’est qu’elles permettaient au joueur d’imaginer de multiples combinaisons de sorts et de classes afin de venir à bout de ses adversaires. Un joueur prudent pouvait ainsi décider de spécialiser son équipe dans les armes à distance pour diminuer ses ennemis de loin avant de les achever au corps à corps. Un autre, plus téméraire, aurait très bien pu choisir d’envoyer ses guerriers, aux capacités physiques magiquement décuplées, directement au cœur de la mêlée. Les deux tactiques se valent, et, évidemment, seront plus ou moins efficaces en fonction de la situation rencontrée ! Shadows of Amn pousse le concept encore plus loin : les possibilités de combinaisons, à mesure que les personnages montent en expérience et en puissance, deviennent vertigineuses.
Pour vous donner un exemple, je vais décrire l’une de mes configurations favorites.
J’aime être en commande d’un groupe rapide et agressif. Ma tactique – sur le papier – consiste à frapper fort, à tenter d’infliger le maximum de dégâts en un minimum de temps pour bien entamer la bataille. Mes personnages sont alors développés de telle façon à optimiser leur puissance de feu : mes guerriers privilégient le maniement de deux armes (de préférence rapides) plutôt qu’au port d’un bouclier. Avant un combat que j’estime potentiellement rugueux, le rôle de mon magicien est d’améliorer les capacités de mes combattants : augmenter leur vitesse et leur précision est capital pour le rôle que ceux-ci doivent jouer au corps à corps. Pendant la bataille, il peut également jouer un rôle offensif : son répertoire de sorts sera axé sur des maléfices permettant d’incapaciter un ennemi ; un adversaire immobilisé, terrorisé ou confus est alors une proie facile pour les guerriers. Bien sûr, cette tactique comporte des risques. Mes personnages sacrifient leur protection personnelle au profit des dégâts qu’ils escomptent causer à leurs adversaires. Ils seront donc plus vulnérables aux attaques de l’ennemi. Si le combat s’éternise, mon groupe peut manquer d’énergie, et la bataille sera fortement compromise. Il est donc parfaitement envisageable d’imaginer une stratégie complètement opposée à la mienne : un groupe très défensif, qui ne causera que peu de dégâts à ses ennemis, mais, en contrepartie, sera également très résistant.
L’incroyable force du jeu, c’est de mettre toutes ces tactiques sur le même pied, de sorte que chacune d’entre elle est viable, et qu’il est toujours possible de trouver une nouvelle manière de jouer.
Rejouabilité
Groundhog day
C’est assez amusant, de nos jours, lorsqu’une boîte annonce une durée de vie de "50 heures et plus", comme si cela était fantastique. Les dernières trilogies de Bioware, à savoir les (excellentes) sagas Mass Effect et Dragon Age, comptent plutôt une grosse quarantaine d’heures par opus, et encore, en accomplissant la plupart des quêtes secondaires. Pour tutoyer les très longues durées de vie, il faut se tourner du côté du monde ouvert : des œuvres qui ont bénéficié d’une reconnaissance publique et critique telles que « The Witcher : Wild Hunt » ou « Skyrim ». Mais, au moins dans ce dernier cas, il s’agit souvent de durées artificiellement étendues par l’exploration ou l’accomplissement de très nombreux objectifs mineurs.
À côté de ça, en 2000, les petits gars de Bioware, largement moins nombreux qu’aujourd’hui d’ailleurs, sortent fièrement leur jeu sans véritablement annoncer de durée de vie. Les estimations tablent sur un chiffre de l’ordre de 300 heures pour explorer le jeu de manière exhaustive…
En réalité, c’est encore bien loin du compte.
Outre le gigantisme de l’aventure, qui propose une quête principale épique aux multiples rebondissements et aux péripéties toujours plus remarquables, le monde de Shadows of Amn regorge d’objectifs secondaires à accomplir. Une partie unique, avec cinq compagnons, à travers les recoins d’Amn, constitue déjà un sacré morceau. Mais c’est sans compter toutes les possibilités de rejouabilité !
L’une des forces immenses du jeu repose dans sa richesse et la liberté de choix laissée au joueur. Il n’y a que très rarement une seule manière de terminer une quête. Une fois une première partie terminée, pourquoi ne pas recommencer, avec une nouvelle sélection de race, classe et compagnons ? Après avoir joué un parangon de vertu, il peut être très intéressant – et parfois cathartique – de s’adonner à ses plus bas instincts en incarnant un tueur au-delà de toute rédemption ! Les possibilités de groupe sont également extrêmement nombreuses. Vous venez d’achever l’aventure avec cinq compagnons ? Recommencez en voyageant avec cinq autres personnages, que vous n’aviez jamais abordé auparavant ! Dialogues, quêtes et combats prendront alors une toute autre morphologie, de telle sorte que vous n’aurez pas l’impression de jouer la même partie. Et je ne parle pratiquement que du scénario et des quêtes !
Pour couronner le tout, parlons un peu d’autres possibilités qui sont ouvertes aux joueurs qui commencent à effleurer et apprécier la richesse tactique du jeu. Vous l’aurez compris, le système de combat de Shadows of Amn est sans doute le plus abouti de tous les temps pour un jeu de rôles sur ordinateur. N’importe quel joueur un tant soit peu intéressé par la stratégie et le management précis ne manquera pas de prendre son pied sur les défis proposé par le jeu.
Au bout d’un moment, toutefois, il est possible qu’une certaine lassitude vienne poindre. Vous avez établi une tactique désormais bien rodée, voyagez avec vos compagnons préférés et connaissez sur le bout des doigts les possibilités de vos personnages et les stratégies de vos adversaires. Il est temps de corser le challenge !
La progression en expérience de Baldur’s Gate est réalisée de telle manière qu’un personnage voyageant seul progresse six fois plus vite qu’un groupe de six personnages. Il est alors tout à fait envisageable, pour les plus misanthropes, de partir à l’aventure en solitaire ! Sans compagnons sur lesquels se reposer, la difficulté est sérieusement accrue ! Mais le challenge n’en est que plus passionnant. Le jeu dispose également d’un mode multi-joueurs, qui permet de partager l’aventure avec cinq autres personnes – l’aventure est la même qu’en solitaire, mais les joueurs peuvent tous créer leurs personnages. L’un d’entre eux sera l’enfant de Gorion, c’est-à-dire le héros. En utilisant ce mode de jeu, il est aussi envisageable de créer soi-même l’ensemble de son équipe pour une partie en solo. On perd ainsi les interactions avec les compagnons, et donc, une richesse conséquente du jeu, mais, en contrepartie, les possibilités tactiques pour les amateurs n’en sont que décuplées.
Si cela n’était pas suffisant, Shadows of Amn dispose d’une communauté active, encore aujourd’hui, qui a réalisé de nombreuses modifications du jeu. Celles-ci se traduisent généralement par une augmentation de la difficulté, des améliorations de l’intelligence artificielle des ennemis, ou encore, par de nouvelles quêtes secondaires, de nouveaux compagnons, etc…
En bref…
Il n’est pas toujours facile de reprendre une licence à succès (George Lucas l’a appris à ses dépens). Sans le charme de la nouveauté, il peut être plus difficile de proposer une nouvelle aventure qui reprenne une recette ayant fait ses preuves tout en affirmant son caractère personnel. C’est pourtant le pari réussi de Bioware et de Black Isle lorsqu’ils réalisent et sortent Baldur’s Gate II : Shadows of Amn. Suite naturelle de son illustre prédécesseur, le jeu réussit l’exploit de s’approprier la richesse de l’opus précédent tout en l’améliorant encore et en corrigeant ses (rares) défauts. Pour une fois, on ne pourra pas dire que c’était mieux avant.
Shadows of Amn est l’épisode de l’expérience, l’épisode de la maturité. Il s’agit d’une histoire passionnante, qui reprend le récit des aventures de l’enfant de Gorion là où il l’avait laissé à la conclusion de Baldur’s Gate. Le scénario se dote d’un souffle épique à mesure que le héros monte en puissance à la poursuite de son destin inéluctable. Richement écrit et doté de personnages secondaires (compagnons, alliés ou ennemis) hauts en couleurs, aux caractères variés et aux motivations propres, le jeu propose également au joueur de résoudre un nombre impressionnant de quêtes qualifiées de "secondaires", mais qui ont toujours un but précis : approfondir la relation entre deux protagonistes, obtenir des informations utiles à l’intrigue, ou encore, simplement, apprécier la richesse et l’originalité de l’immense univers de fiction que l’on explore. Ces éléments font déjà de Shadows of Amn le plus grand jeu jamais réalisé, mais on touche au sublime lorsque l’on aborde la carte maîtresse de l’opus : ses combats. Vivants et tendus, ils ne sont jamais trop nombreux – au contraire des productions récentes de Bioware où l’on se bat ad nauseam – et constituent toujours un défi tactique passionnant. Les possibilités sont infinies et quinze ans après, il est encore fréquent de découvrir de nouvelles combinaisons et de nouvelles manières de venir à bout d’un groupe d’adversaires coriace.
Depuis assez jeune, j’ai trouvé dans le jeu vidéo un média d’une grande richesse. Son interactivité lui permet de se faire à la fois conteur d’histoires, mais également de défier le joueur, de mettre à l’épreuve sa coordination moteur (pour les jeux d’adresse) et sa capacité à réfléchir, à trouver une stratégie pour résoudre un problème.
De tous les jeux vidéo auxquels j’ai pu jouer, jamais je n’ai retrouvé le même plaisir que devant Shadows of Amn, qui est incontestablement le meilleur jeu vidéo jamais réalisé, et qui ne sera très vraisemblablement jamais égalé.
Je sais que c’est un peu triste, mais la bonne nouvelle, c’est qu’Obsidian, société composée des anciens de Black Isle, semble remettre les jeux de rôle à l’ancienne au goût du jour. On reste toutefois assez loin du génie de Baldur’s Gate. L’autre bonne nouvelle, c’est que vous pouvez retrouver ma prose inimitable dans la critique de l’opus suivant : Baldur’s Gate II : Throne of Bhaal (Apothéose).