Critique publiée sur ArtZone Chronicles.
Dans la famille "petit jeu gratuit sur le web qui va vous bouffer quelques heures", je demande le neveu hagard... Euh, Agar. Librement jouable sur le site agar.io, on vous proposera quelques micro-paiements qui ne seront jamais ni invasifs, ni discriminants pour ceux qui ne veulent pas mettre la main à la poche.
Arrivé sur le site, vous décidez de vous laisser guider et entrez un premier pseudonyme. Vous explorez un peu la page, le temps de remarquer qu'il y a quelques variables dans les modes de jeu, mais vous aurez bien le temps d'y revenir. Si ça vous branche, après ce premier essai, vous pourrez aussi pérenniser l'expérience par l'enregistrement d'un compte.
La partie lancée, le pseudonyme choisi apparaît alors accolé à un rond de couleur. Vous le dirigez avec votre souris, le cercle suivant votre curseur jusqu'à une limite invisible contraignant l'espace de jeu. Surtout, vous remarquez immédiatement que vous êtes entouré d'autres ronds, eux-aussi accompagnés de sobriquets plus ou moins amusants... avant de vous rendre compte que le votre n'est pas forcément moins ridicule. Et là où il y a comme vous des ronds de couleur, imitant votre anonymat visuel, vous identifiez des drapeaux, des symboles ou autres illustrations assez sommaires. L'autre inégalité, elle est dans la taille : vous êtes un nain, tandis que d'autres sont des géants, au point de ne pouvoir être englobés dans votre écran. Le tout se mouvant dans une esthétique stellaire où chaque rond semble une planète évoluant dans une galaxie commune, chacun à sa vitesse et selon des déambulations plus ou moins aléatoires. Deux possibilités : vous entrez en contact avec Goliath et vous êtes absorbé ; vous trouvez plus petit que vous et le dévorez. Dans les deux cas vous avez compris la substance d'Agar.io : c'est la loi de la jungle qui prédomine, il faut manger les plus faibles en fuyant les puissants. Le rapport proie/prédateur s'affirme comme une évidence et comme l'essence de l'application, même si nous verrons qu'elle ne se résume pas à cette dynamique de lutte des classes.
La première partie achevée, l'envie d'y retourner se manifeste. Rapidement, par observation et expérience, vous découvrez la seule possibilité de gameplay offerte au joueur en complément du déplacement : la division de votre cercle. Agar.io s'oriente alors vers une autre esthétique évidente, celle de la division cellulaire (en deux plus petites réduites de moitié), complément de la réunion/absorption. On y ajoute quelques éléments : la vitesse de votre cellule dépend de votre taille (plus petit = plus rapide), des éléments fixes offrant aux plus faibles la protection tout en explosant les plus puissants qui tenteraient le contact de trop près.
De cette simplicité apparente (et réelle) émergent des stratégies individuelles et collectives donnant ce goût de reviens-y, tout en révélant une narration meta qui rend unique chaque partie. Les plus courtes vous laisseront le sentiment de l'éphémère, de l'étoile filante, là où les plus longues vous permettront peut-être de nouer des relations avec autrui, de grossir au point de ne plus distinguer les plus petites cellules et d'arriver dans le top 10, vous déplaçant alors avec la lenteur du mastodonte, de la force tranquille qui ne semble plus inquiété de grand chose. Cette évolution du rythme est tout en progressivité et apporte une réelle modification des perceptions de l'espace, en cohésion parfaite avec le visuel minimaliste proposé.
Revenons maintenant sur la puissance narrative d'Agar.io, qui découle de la proposition de gameplay. Petit, vous allez utiliser les "bases" fixes pour vous protéger, et votre vitesse vous autorisera la fuite. Vous traînerez aussi auprès des plus grands, conscient d'être pour eux que ce que la mouche est à l'éléphant. A moins de rencontrer une pure cruauté, cette grosse planète vous laissera tranquille, ou à la limite vous absorbera par inadvertance, sans penser à mal. Cette géante vous mettra aussi involontairement à l'abri des forces intermédiaires, elles menacées par les plus puissantes. Mais ne nous le cachons pas, vous êtes aussi là en prédation : si la cellule protectrice venait à exploser en myriade de micro-cellules, vous serez là pour en profiter et grossir, faisant sans remords de votre protecteur d'hier votre victime du jour.
En prenant de l'embonpoint, vous cherchez plus gros poisson, quitte à prendre quelques risques dans l'estimation de qui est plus gros que qui. Vous utilisez alors la division à deux fins : bondir vers votre proie en la prenant de vitesse – ce faisant, vous devenez donc plus vulnérable, car chacun des éléments est réduit de moitié – ou opérer une fuite en avant, lorsque vous êtes sur le point d'être avalé et qu'aucune issue ne semble possible. Dernière option, tirer sur une "base" pour la dupliquer et l'envoyer vers un adversaire pour le faire exploser.
Votre action réussie ou non, vous aurez ensuite une phase de reconstruction de votre cellule en une pièce, phase durant laquelle prudence est de mise. Se diviser, cela peut aussi être une stratégie d'attirance, un bluff faisant croire à une vulnérabilité quand le gros de votre cellule est en fait bien présent et prêt à se révéler pour punir les naïfs.
Puis, finalement, vous devenez énorme. Lente cellule, planète géante, devenant cette protectrice qui avale sans y faire attention les plus petits, métaphore de l'intérêt des puissants pour les plus vulnérables, inutiles et pourtant base de votre croissance. Vous ne grossirez alors qu'en avalant des cellules déjà conséquentes, dans une dynamique de monopole et de concentration du pouvoir. Désireux de conserver vos acquis, vos divisions ne seront plus que mesurées, tentées lorsque vous pensez que cela en vaut vraiment la peine. La peur des profiteurs et des petites gens qui recherchent le pouvoir est bien trop forte pour les risques inconsidérés. Finalement, pourtant, vous disparaîtrez, avalé par plus gros que vous, ou, et c'est l'une des beautés du jeu, vous serez mis en pièce par la classe laborieuse qui aura réussi à s'unir en conscience de classe pour faire sa petite révolution... dans le seul but de devenir le dominant.
Vous le voyez, chaque partie est une histoire de vie et d'extinction, d'ascension avant la chute, thèmes universels si chers à tant de créations. Mais Agar.io va plus loin, et c'est grâce à la sociabilité qui s'y crée et renforce le caractère mémorable de chaque partie, apportant cet aspect meta, tout en multipliant les approches stratégiques. Si le jeu est individuel (mais il existe un monde en équipe), des dynamiques de coopération et des trahisons qui en découlent naissent et s'éteignent, instaurant une diplomatie à plus ou moins grande échelle et sur des durées qui vont de l'éphémère à l'alliance à long terme. Éliminer un puissant en forçant le contact avec une "base" ; se placer en soutien nourricier d'une autre cellule pour la sauver d'une situation difficile – parfois jusqu'au sacrifice complet – dans l'espoir ou non d'une réciprocité. Celle-ci aura peut-être lieu dans la partie encours, mais éventuellement dans une future, si votre associé d'un jour reconnaît votre petit nom et se rappelle de vos efforts. La compétition donne aussi lieu à des moments forts et prenants : une petite cellule chassée par une à peine plus grande, elle-même chassée, etc., dans un fil ininterrompu de planètes en filature dans un ballet coloré. D'autres poursuites inversent le rapport chasseur/chassé, suite à une absorption impromptue, tandis que vous serez parfois en rivalité directe avec un autre joueur pour attraper la même proie. On aura aussi des pactes implicites de non-agression, de la compassion, des sauvetages, de la grâce, de la traîtrise.. Un Game of Thrones en puissance, mais en beaucoup plus subtil et qui ne fait pas que reposer sur un climax. Toutes ces émotions, et c'est le plus incroyable, n'étant encore une fois que le résultat d'une proposition d'une simplicité ahurissante nous impliquant au plus haut point.
On peut aller ENCORE plus loin dans la symbolique de la relation et la vision meta, mais je vous renvoie vers un très bel avis lu sur SensCritique, qui en parle à merveille.
Sous ses airs simplistes, Agar.io est une nouvelle preuve que la narration vidéoludique n'est pas l'apanage du scénario. Raconter des histoires fortes à partir de choses simples (ici, le gameplay) est toujours un pari difficile. Agar.io le relève, et ce n'est pas pour rien que vous lancerez et relancerez le jeu de nombreuses heures sans vous en lasser, emporté par la naissance et le déclin des grandes puissances d'Agar.io.