Quand on a goûté au plaisir des Visual Novel, on entre dans une secte. Sans être un expert en la matière, j'ai eu le plaisir de passer des dizaines d'heures sur plusieurs thrillers narratifs. Si comme moi vous avez succombé à ce genre de jeux, vous savez l'alchimie unique qu'ils proposent entre leur lecture captivante et leurs personnages qui deviennent de véritables compagnons d'infortune. On recherche tous la même chose : un plot twist capable de nous faire passer 3 nuits blanches consécutives sur d'obscurs forums complotistes.
Il est donc inévitable de comparer AI: The Somnium Files à d'autres grands Visual Novel d'enquête du studio Spike Chunsoft pour déterminer s'il est capable de nous faire ressentir à nouveau ce grand huit narratif.
Des ours, des portes et des meurtres : retour sur les précédentes séries du studio
Danganronpa, la série qui "emprisonne des lycéens pour les faire s'entretuer" assume à 100% son côté cartoonesque. De ce décalage entre drames et réactions disproportionnées des protagonistes naissent de la surprise, du malaise et du fun. Le déroulement est linéaire et chaque chapitre de chaque épisode peut se résumer par cette boucle : socialisation avec les personnages, élément perturbateur, péripéties, meurtre, enquête puis procès.
Le tribunal est donc le lieu où tout s'assemble dans un mélange jouissif de déductions, de tension et de surprises. L'absurde côtoie des situations très bien pensées et une histoire globale vraiment habile. C'est over the top comme jamais, mais cela ne pose jamais de problème — bien au contraire — puisqu'un pacte fantaisiste, déjanté et dramatique a été conclu entre le jeu et le joueur dès le départ.
Derrière un principe similaire d'enfermement d'individus, les Zero Escape se veulent plus froids, sérieux et versent légèrement dans la hard science-fiction. La structure souvent clinique de ces jeux — qui repose sur le parcours de branches scénaristiques justifiées par l'intrigue — diffère du déroulement linéaire des Danganronpa. Ici, la narration à embranchements devient une source de plaisir pour le joueur qui va vivre des situations radicalement différentes avec les mêmes protagonistes pour faire le plein d'indices et de plot twist. Le passage d'une branche à l'autre occasionne des épreuves, ici des escape rooms aux énigmes ingénieuses et passionnantes. A titre personnel, je considère le scénario de Virtue's Last Reward (deuxième épisode de la série) comme un modèle du genre, d'une ingéniosité imparable.
Dans Danganronpa comme dans Zero Escape, le joueur est dans une situation de huis-clos et soumis aux épreuves sordides d'un maitre du jeu. Ce choix de mise en scène est donc un vecteur parfait pour véhiculer des sensations d'urgence, de désespoir ou d'excitation et permet un contrôle total de l'intrigue.
Ces jeux ne sont pas sans défauts mais restent des références absolues. Dans Danganronpa V3, le jeu va trop loin dans l'absurde, avec cette fois plusieurs antagonistes en bande, sans doute un poil trop présents et vulgaires. Dans Virtue's Last Reward (Zero Escape 2), le design des personnages tranche parfois trop avec l'ambiance générale et provoque une forme de dissonance. Pour finir sur les petits reproches, si Zero Time Dilemma (Zero Escape 3) franchissait un cap en termes de graphismes et de mise en scène, il montrait des trous scénaristiques assez béants avec un plot twist très discutable en comparaison de la maitrise absolue du deuxième épisode.
En conclusion, chacun dans son style, ces deux séries provoquent une satisfaction à l'échelle de chaque chapitre (procès chez Danganronpa, Escape Room dans Zero Escape), assouvissent notre soif de plot twist à l'échelle de chaque jeu, et proposent une intrigue souvent brillante à l'échelle de leur trilogie complète.
La toute nouvelle histoire de Spike Chunsoft s'extraie enfin de ces séries cultes. C'est avec une forme de fébrilité qu'on dévore cette histoire inédite. L'idée de revivre un grand plongeon dans les sensations hors du commun du Visual Novel côtoie l'appréhension de découvrir de nouveaux personnages et de nouvelles idées. Ce jeu sera-t-il à la hauteur de sa lignée ?
AI: The Somnium Files
Première scène, premier meurtre. Le titre vous plonge immédiatement au coeur d'une enquête au sein d'un parc d'attraction. Vous contrôlez Kaname Date, un policier "augmenté" muni d'un oeil cybernétique doté d'une intelligence artificielle. Un équipement top secret qui vous donne accès (de façon scriptée) à des modes de vision alternatifs bien utiles pour avancer dans votre enquête.
Charismatique mais sacrément pervers, notre protagoniste ira à la rencontre de personnages sinistres, touchants comme loufoques pour résoudre une affaire qui va rapidement le dépasser.
Premier constat, AI: The Somnium Files est une bouffée d'air frais. Nouvel univers, nouvelles interfaces : pas de doute, voici une franchise inédite pleine de personnalité. Pourtant, après quelques scènes, l'oeil exercé commence à détecter des mécaniques empruntées aux deux séries phares traitées précédemment, tout en les adaptant à son récit, celui d'une enquête complète et non plus d'épreuves chapitrées.
Techniquement, le jeu est plus ambitieux que Zero Time Dilemma, sans pour autant atteindre les standards actuels bien sûr. Ne vous attendez donc pas à du ray tracing ou à de la performance capture, on reste sur un Visual Novel embelli mais qui ne bouleverse pas les traditions du format.
Fini le huis-clos ? Ici, le terrain de jeu est la ville de Tokyo. Cela ne change pas grand chose dans les faits, puisque nous restons esclaves de la narration. Il n'est pas question d'open world et on se contente de visiter des petites zones accessibles par l'intermédiaire d'une carte. On nous laisse parfois l'illusion du choix de l'ordre de visite de ces tableaux point & click, mais c'est tout. Les lieux sont peu nombreux, peu variés, peu exotiques, peu surprenants et on se lasse parfois d'explorer les mêmes zones pendant 25-30 heures. On dira simplement que malgré l'ouverture apparente du jeu, on en revient à une forme de huis-clos déguisé, ce qui a comme vertu de rendre les lieux familiers et de resserrer les liens avec les protagonistes. Certains déplacements occasionnent des saynètes à bord de la voiture du personnage principale, un élément anodin en apparence mais plutôt immersif.
Ce paragraphe spoile légèrement la structure du jeu sans rien dévoiler de l'intrigue.
La structure de AI: The Somnium Files est un format hybride entre les deux séries évoquées en introduction. Le titre est extrêmement linéaire façon Danganronpa. Il en tire partie pour nous captiver dans ses péripéties. A certains moments, il propose également quelques embranchements à la Zero Escape. Si ces derniers sont excitants, j'estime qu'ils sont mal justifiés par le scénario, contrairement à sa source d'inspiration qui en faisait un élément crucial de l'histoire, combinant ainsi parfaitement le propos au gameplay.
On en ressort avec une sensation positive mais néanmoins mitigée, entre le plaisir de découvrir des situations alternatives et la frustration de ne pas les voir assez explicitées par un scénario très méticuleux sur d'autres points.
Heavy Rain à Tokyo ?
L'ambiance générale du titre est sacrément sombre : meurtres atroces, drames familiaux, innovations technologiques dérangeantes etc. Tout laisse à penser que AI: The Somnium Files s'engouffre dans une réinvention du film noir à la sauce SF nippone. Un postulat vraiment séduisant sur le papier, mais partiellement gâché dans les faits.
Vous avez trouvé une scène glaçante ? Elle sera désamorcée par une succession lourdingue de blagues grivoises.
Vous êtes tendu·e sur votre canapé, pensant que tout est fichu pour votre héros ? Une scène d'action démesurée et sans la moindre cohérence interviendra tel un deus ex machina brisant votre tension.
Oui, l'écart entre le drame qui se joue et l'absurde de ces situations est indigeste. Il parasite le jeu. On imagine alors le scénariste se sentant obligé d'intégrer un peu de poudre comique de Danganronpa dans son thriller sanglant qui se prend très au sérieux, mais le cocktail en devient forcément écoeurant. Le jeu est ponctué par ces ruptures de tons. A vous de savoir si ces changements de registre vous posent problème. De mon côté il n'y a pas photo : ça bloque.
Persona 6 ?
Dans les Visual Novel d'enquête de Spike Chunsoft, chaque série possède sa fonctionnalité clé. Zero Escape a ses énigmes, Danganronpa ses procès. Quelle est donc la spécificité de gameplay de AI: The Somnium Files qui provoquera suspens, challenge et satisfaction durant votre aventure ?
L'exploration des rêves !
La jaquette du jeu nous le dit : l'esprit ne ment jamais. Par un procédé que je me garderai bien de vous spoiler, le héros pourra accéder à l'inconscient des suspects comme des témoins afin de prolonger son enquête. Ces mondes revêtent des couleurs inhabituelles qui rappelleront les donjons de Persona puisqu'ils sont façonnés et déformés par la personne sondée à partir de lieux réels.
Honnêtement, si on appréciera l'effort de psychédélisme de certaines zones, le manque de budget du studio se fait ressentir et on est loin de la direction artistique du RPG d'Atlus.
La clé ! La clé !!
Vous disposez d'un temps limité pour déverrouiller l'esprit que vous infiltrez : une sorte de déclinaison mentale des escape rooms de Zero Escape. Excitant n'est-ce pas ? Sauf que "mouais".
Exploration de la psyché oblige, les interactions possibles dans le monde des rêves échappent souvent à toute logique. Ces phases de gameplay se résument donc à explorer des lieux bizarres et à tenter des actions abracadabrantesques dans un format die & retry.
La mémorisation d'actions saugrenues à effectuer dans un certain ordre prime sur toute déduction. Difficile alors d'éprouver une réelle satisfaction à résoudre ces situations. Si nos tentatives occasionnent des situations parfois comiques et procurent la sensation de se frotter aux distorsions des rêves d'autrui, on n'atteint jamais le plaisir d'une escape room désamorcée ou d'un procès épique résolu.
Et l'histoire dans tout cela ?
On ne se refait pas. Kotaro Uchikoshi, scénariste fou de moult jeux du studio, reste un esprit vif et malin. Il nous propose ici une histoire bien construite qui ouvre ses poupées russes au fur et à mesure. Au final, c'est l'argument ultime qui vient contrebalancer le reste de cette critique. Malgré les faiblesses évoquées, le talent de ficelage de l'auteur remplit son contrat et apposera une glue narrative entre vos mains et la manette. Derrière les artifices graphiques, l’essence même d’un Visual Novel réside dans son histoire et ses dialogues et le contrat est ici rempli.
S'il est d'un superbe niveau, j'estime cependant que le scénario ne parvient pas non plus à atteindre les sommets de certaines productions précédentes. Il lui manque sans doute un dernier twist final capable de remettre toute l'histoire en question. Disons simplement que dans AI: The Somnium Files, l'équipe a tenté de se rapprocher de ses personnages afin de provoquer de nouvelles sensations. D'une certaine façon, il semble plus sage sans forcément chercher le twist pour le twist.
Le beat est-il bon ?
On l'oublie trop souvent, mais prendre en otage des joueurs dans un nombre limité de décors pour leur faire lire et écouter une histoire qui tient sur plus de 20 heures, c'est un sacré défi. Pour y parvenir, l'univers sonore doit nous maintenir dans l'ambiance du récit sans nous lasser tandis que les doublages doivent être convaincants et véhiculer la personnalité de nos interlocuteurs.
Une nouvelle fois, Spike Chunsoft assure côtés dialogues mais hormis une poignée de thèmes, la musique est moins marquante. En comparaison, j'ai encore en tête une bonne dizaine de morceaux de Danganronpa. Dommage que peu de mélodies soutiennent l'ambiance du titre qui en aurait eu besoin du fait de décors tirés de lieux réels donc assez banals. Rien de rédhibitoire cependant, avec en surprise une petite tentative de JPOP quelque peu surprenante.
La note : 6.5/10 pour les vétérans du Visual Novel, 7.5 pour les nouveaux venus
Une histoire très solide parasitée par des changements de registre trop brusques, comme si le jeu n'assumait pas sa proposition. Un mélange des genres que beaucoup justifieront par l'argument magique "Ah mais c'est le Japon ça" mais qui a nui à mon plaisir de jeu quand il pourra convaincre d'autres profils de joueurs.
AI: The Somnium Files assure sur les fondamentaux du Visual Novel et pose un univers travaillé qui, par le récit et les dialogues, parvient souvent à masquer des moyens techniques limités.
Enfin, comment ne pas revenir sur ce qui fait la force de Danganronpa et Zero Escape, à savoir que leurs phases respectives de procès et d'enquêtes constituent un ciment qui consolide tout le reste du jeu ; personnalités des personnages comme enjeux scénaristiques. Ici, l'exploration mentale n'est malheureusement pas assez concluante et satisfaisante. Sans non plus desservir le jeu, elle ne lui apporte pas non plus l'élément pourtant essentielle pour devenir plus qu'un simple Visual Novel : un supplément... d'âme !