Etoile et Champignon.fr
Ça ressemble à quoi, Assassin’s Creed en 2020 ? C’est pour répondre à cette question qu’on a mordu à l’hameçon d’AC Valhalla, malgré la fatigue induite par l’épisode Origin (notre dernier en date). Las, après plus de cent heures d’une aventure trois fois trop longue, on en sort avec l’impression qu’il concentre ce que le jeu-vidéo a de plus industriel : un game-design modelé par des systèmes de feedback tirés d’autres jeux Ubi, sensés livrer la vérité objective des attentes de son public et la clé d’un succès commercial. Jouer à Valhalla, c’est faire l’expérience non plus d’une œuvre, mais d’un produit totalement calibré, où les datas ont remplacés l’inspiration créatrice et dont le contenu ne fait plus que répondre à des exigences imposées d’en haut, muselant ce par quoi un jeu peut espérer respirer et devenir mémorable – à savoir : de vraies idées de moments jouables, des envies de narration ou une esthétique appuyée, comme dans le bien meilleur Ghost of Tsushima sur le même registre -. Pour notre part, on ne verra plus la série que comme le stade terminal du jeu grand public, tellement piégée dans ses propres calculs marchands qu’il devient vain d’en attendre quoi que ce soit d’un peu vivifiant.
Notre article commence certes sur des mots durs, reflets de l’exaspération ressentie en le traversant, ce qui ne veut pas dire que le jeu n’est qu’un long calvaire. Quelque chose y fonctionne encore, précisément quelque chose de mécanique : l’extrême rationalisation de sa production, bien renseignée sur les circuits de la récompense, exerce sur nous un effet qu’il est impossible de nier. Cet effet, c’est celui d’un gavage en petites tâches faciles – des coffres à récupérer, des artefacts à dénicher, des missions secondaires à boucler en deux temps trois mouvements -, qui fondent sous la manette comme des bonbons sur la langue. Ils nous installent dans un flot continu de satisfactions aussi tièdes que le contenu qui les suscite, et font jouer dans un élan boulimique, en sauts d’un point d’intérêt à l’autre, comme un robot : le contenu d’AC Valhalla s’avale goulument, en mode automatique, d’une façon qui peut finir par rendre insensible au peu d’intérêt intrinsèque de ce qui nous est donné à jouer.
Pendant les trente premières heures (disons un bon tiers de l’ensemble), on a joué avec un certain entrain, jamais bien passionné mais tout de même un peu séduit, un peu tenu par le maillage serré de récompenses (au minimum une toutes les 3 minutes) dont le jeu ne cesse de nous inonder à dessein. Du scénario principal, suivant l’invasion viking de l’Angleterre au 9ème siècle, on a gouté quelques épisodes, comme celui du roi mal aimé d’Est-Anglie, dont on assiste la montée en puissance, aux côtés d’autres épisodes distrayants dont on peine déjà à se souvenir… Du thème général de la conquêtes de territoire, on a apprécié la boucle ludique faite de pillages de monastères et de l’extension de notre village, marquant visuellement la progression par de nouveaux bâtiments à construire.
On s’est également pris au jeu des objectifs impliquant une observation fine du décor, à savoir : les fermes-à-coffres barricadées par des planches, à casser de l’extérieur par une flèche tirée de la bonne fenêtre ; les mégalithes, à regarder du bon endroit pour rassembler leurs graphismes en un même motif ; ou la dizaine de missions de pure plateforme, sur des blocs flottant vertigineusement au-dessus du monde de jeu. Mais ce que le jeu a de plus attrayant, ce sont encore ses paysages, qu’on les observe d’un sommet ou du creux d’un vallon au cours de l’une de ces agréables chevauchées parmi ces champs bordées de haies, ces collines tapissées de bruyères fleuries et ces forêts touffues filtrant les rayons du soleil. Si l’espace de jeu n’est qu’une très lointaine reconstitution de l’Angleterre, évidemment pas à l’échelle et conçue ad hoc pour les besoins du game-design qui le transforme en une sorte de parc d’attraction géant, les artistes à l’oeuvre sur le projet n’en ont pas moins tiré le meilleur parti possible sur le plan esthétique.
Motivés principalement par la découverte de nouveaux panoramas, on est resté dans le jeu jusqu’à un cap de lassitude, qui nous a rendu sa dimension industrielle de plus en plus indigeste : on s’est alors mis à sentir très nettement l’écriture au kilo des quêtes principales, ressassant des situations trop semblables, saupoudrés de choix sans impact émotionnel et au vague arrière-goût d’Histoire – sans même parler des quêtes secondaires au ton comique souvent gênant -. On s’est mis à subir l’extrême répétitivité du contenu secondaire, telles ces fermes barricadées ne variant que par de minuscules détails comme dans un jeu des 7 différences rejoué ad nauseam. On s’est mis à croiser toujours plus de décors finis à la va-vite (tantôt copié-collé, tantôt maculé de textures mal cousues ou salement étirées), sous la pression d’un développement à la chaîne visant une hyper-quantité d’espace consommable, plutôt qu’une qualité de lieux fignolés – on ne jette évidemment pas la pierre aux développeurs dans l’affaire : ils ont dû subir des demandes quantitatives intenable sur un délai trop court -. Plus fâcheux encore, on n’a plus pu ignorer la récurrence de trop nombreux bugs (y compris après le patch 1.2), tels que des blocs sensément déplaçables qui n’ont plus voulu bouger, le blocage de notre personnage en mode « action » empêchant de finir des quêtes, ou de trop fréquents crashs du jeu.
Mais le plus gros caillou dans la chaussure, c’est encore ce gameplay rendu insatisfaisant à vouloir être toujours deux choses à la fois : un jeu d’assassinat misant sur l’approche discrète, et un jeu d’action bourrine honorant la promesse initiale du thème viking. En pratique, les contours mal définis de ces gameplays ne cessent de se flouter : l’infiltration dérape très souvent vers l’action, sous l’effet de zones saturées d’ennemis au comportement peu rigoureux, qui empêche de poser sa lecture des espaces. Quant aux bagarres, elles sont empesanties par un fonctionnement rigidifié en animations à rallonge, souvent insécables (sauf par une esquive au débotté), qui rendent les combats lourds et répétitifs. On a logiquement cherché à les éviter le plus possible en leur préférant le tir à l’arc, seul moyen d’écourter la corvée et de trouver un tant soit peu de satisfaction dans l’action.
Pour dire les choses brutalement, on a fini par en avoir simplement marre de sentir notre temps de jeu aussi peu respecté par un game design sans auteur, inféodé aux seules logiques commerciales et ne visant qu’à nous abrutir d’un contenu sciemment maintenu juste au-dessus de la ligne de flottaison, à l’instar d’une junk food au goût calibré pour plaire-sans-plus à moindre frais. L’intérêt d’un tel game-design (nous capter, nous abrutir, en hameçonner quelques uns vers les micro-transactions) est le strict opposé du notre : on attend de nos expériences une bien meilleure qualité d’heure de jeu, au nom de laquelle on préfère mille fois des titres courts mais intenses, mus par de vraies envies de game design, à des blockbusters insipides comme cet AC Valhalla. Notre expérience beaucoup trop longue sur ce dernier, que l’on a bue jusqu’à la lie pour ne plus avoir à le refaire, sera la dernière concédée sur une franchise devenue celle de monstres industriels pour joueurs boulimiques de contenus fades : on ne nous y reprendra plus.
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