Raconte-moi une histoire (ou: Où je m'enflamme pour objectivement pas grand chose)

Depuis Braid et World of Goo en 2008, la scène indépendante est devenue paradoxalement très populaire et nous inflige trente fois par ans ses divagations pseudo-expérimentales, ses délires injouables, ses hommages cheaps dégueulasses qui transpirent les pixels moches à en puer, son fan service geek de bas étage, bref, ses jeux chiants. Aussi suis-je fébrile quand on me narre la qualité fabuleuse du dernier jeu indé à la mode et ai-je longtemps refusé de jouer à Bastion. Et combien j'avais tort pourtant!

Ce jeu est beau à pleurer, ce jeu est fun, ce jeu est intelligent, ce jeu possède une des plus grande OST jamais entendue dans un jeu vidéo et le fait qu'il sorte d'absolument nul part ne fait qu'ajouter indéniablement à son charme fou. Bref, ce jeu est l'exemple type de ce que tous les cons qui possèdent un PC et des bases en programmation essaient de reproduire depuis 4 ans.

Cela étant dit, on peut en venir au test. Parlons-en de Bastion et parlons de sa grande force: sa narration. En effet, avec son scénario bancal, son gameplay convenu, ses maigres 10 petites heures de jeux (comptez 6 heures pour le finir une fois, 4 de plus pour le re-finir une deuxième fois, histoire de...) Bastion part, sur le papier en tout cas, très mal. Mais c'est le cas de tous les jeux indés, n'est-ce pas? En effet, ses plus illustres ainés, de Braid à VVVVVV, l'ont prouvés, un jeu vidéo n'est jamais joué sur le papier et, parfois, un miracle survient.

Jeu d'ambiance comme le sont tous les grands jeux indés (tous les grands jeux?), Bastion est de ceux-là. Pourquoi jeu d'ambiance? Pour trois raisons qui sont également ses trois grandes forces, à savoir une bande son sublime, un design somptueux et une narration pour le moins atypique (j'ai comme l'impression de devenir redondant là, mais c'est que je voudrais pas que vous passiez à côté du message aussi). Si les deux premiers critères se passent de commentaires, attardons-nous quelques temps sur ce dernier.

Certes la notion de "narrateur" n'est pas nouvelle en jeu vidéo, loin de là, mais celui de Bastion se démarque pour au moins trois raisons fondamentale.

La première est l'importance du personnage-narrateur dans le déroulement du récit. Ce détail a son importance car le narrateur en vient finalement à narrer sa propre histoire à travers celle du Kid. Détail qui se ressent particulièrement au moment clé du jeu où le récit rejoint la temporalité de la narration: l'histoire n'est plus celle du narrateur, il ne peut donc plus la raconter et le joueur se voit détaché de ce narrateur jusqu'alors quasi-omniscient. Priver un narrateur de son omniscience est un acte fort dans le déroulement du récit. Une fois cette force déterministe de fait annihilée, le joueur devient maître du récit. Il le crée là où il ne faisait que le suivre sagement. Il est difficile d'estimer la puissance symbolique d'un tel acte narratif: le narrateur, figure absolue de l'artiste offre le récit au joueur. Il ne s'agit que d'illusion cependant, rien dans le gameplay ne donne en parallèle de pouvoir particulier au joueur quant à sa capacité à façonner le récit. Rien si ce n'est les deux choix finaux, purement décoratifs et dont l'importance, même narrative reste très limitée. On peut ici reprocher un manque d'ambition ludique navrant.

Les deux suivantes se situent plus en amont dans le jeu, pendant la période "d'omniscience" du narrateur. Tout d'abord, le narrateur commente en direct les actions du Kid pendant les faces de jeu, ce qui renforce le sentiment de déterministe énoncé plus haut ainsi que l'importance et la puissance présumée du narrateur, véritable préparation au premier point qui lui donne toute sa force. Le jeu va plus loin, s'amusant à relativiser les actions du Kid, prenant la défense des ennemis que l'on charcute à la pelle, frustrant ainsi le joueur, impuissant face aux reproches qui lui sont fait et ainsi conscient du déroulement implacable du récit pré-déterminé.

Le dernier point à évoquer est un peu à part et se situe dans une des séquences les plus mémorables du jeu. Empoisonné, envouté par la puissance étrange et surnaturelle d'un marais, le Kid s'effondre dans un sommeil hallucinatoire. Pendant toute cette séquence, d'une grande maîtrise formelle, le narrateur va jouer un rôle tout particulier. Celui-ci, fait incarnation du subconscient du Kid, va en énoncer tous les doutes d'un ton accusateur. Sublimation du deuxième point, il ne s'agit pas ici des commentaires du personnage-narrateur, mais bien du seul moment du jeu où le Kid s'exprime directement... Mais par la voix du narrateur, détournant les phrases qu'il a prononcées plus tôt dans le jeu contre lui! Pourquoi? Comment? Le Kid entendrait-il comme nous cette voix omnisciente qui commente sans arrêt tous ses faits et gestes? Cette voix aurait alors sur lui l'effet d'un Dieu accusateur, symbole d'un besoin de rédemption. Ou alors est-ce le seul moyen trouvé par le narrateur pour raconter cette portion d'histoire dont il dira lui-même plus tard tout ignorer? Ou est-ce tout simplement une astuce des développeurs pour nous signifier l'importance de cette séquence, de ces doutes, dans un univers où cette voix est la seule force identifiable?

Si il m'est impossible d'apporter une réponse claire à ce dernier point, il m'apparait évident que la narration de Bastion est d'une force impressionnante. Trop même pour un jeu qui pêche par son manque d'ambition ludique. Elle est peut-être là, au fond, la limite du jeu indépendant. Beaucoup d'idées, ça oui, mais pourquoi?
Mazertyui
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le 14 janv. 2012

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Mazertyui

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