Batman: Arkham Knight
7.6
Batman: Arkham Knight

Jeu de Rocksteady Studios et Warner Bros. Games (2015PlayStation 4)

Après qu'Arkham Asylum a marqué la génération de consoles précédente, suivi de près par un Arkham City sous stéroïdes et déjà bien installé dans une routine confortable, Rocksteady revient aux commandes de sa franchise légendaire après avoir cédé Arkham Origins à une boîte de développement tierce. Comme Arkham City à l'époque, Arkham Knight se devait d'être le jeu de toutes les hyperboles : plus grand, plus fort, plus fou. Une pirouette digne d'une production The Asylum (voyez comme tous les signes se recoupent) plus tard, et voici déjà les premiers espoirs brisés, puisque la somptueuse Gotham est vidée de ses habitants en deux coups de cuillère à pot. C'est que, plutôt que revoir les fondements de la saga en proposant un véritable monde ouvert et vivant, Rocksteady a préféré en remanier le gameplay. Une entreprise qui aurait très certainement été louable si elle n'avait pas pris la forme d'un des plus grands errements de design de l'histoire du triple A : la Batmobile.


Après tout, qui n'a jamais rêvé de fendre Gotham au volant de ce véhicule racé et félin, la carrosserie éclatante et le moteur vrombissant ? Immédiatement, Rocksteady coupe l'herbe sous le pied du joueur rêveur en préférant calquer la conception de sa Batmobile sur celle, massive et agressive, du très belliciste Batman de Christopher Nolan. Une raison à cela : d'une pression de la gâchette, la Batmobile d'Arkham Knight se transforme en... tank. Une sorte d'araignée à quatre roues multi-axes surmontée d'un canon et d'un lance-missiles, croisement improbable entre une valise Samsonite et un AK-47. Lorsque, très tôt dans le jeu, la Batmobile, aux sensations de conduite déjà pas fameuses, se métamorphose en cette ingrate créature d'acier, on en revient à peine. On s'esclaffe. On repense aux vertes années du Mako de Mass Effect. On se dit que personne ne pourrait décemment vouloir emprunter la même voie (pas de chance, l'ignoble Mako sera lui aussi de retour dans Mass Effect: Andromeda). On se dit que ce n'est qu'un a côté, une errance qui ne survivra pas une poignée de séquences.


Faux. Non seulement le Bat-tank constitue la véritable colonne vertébrale de l'exploration de Gotham, servant à dégommer des drônes-tank sans personnalité (une cinquantaine parfois) à l'aide de mécaniques rudimentaires, mais de plus, la Batmobile sous toutes ses formes sert également de couteau suisse dans plus de la moitié des séquences du jeu. Qu'elle serve à résoudre des énigmes (phases les plus sympathiques au demeurant, grâce aux fonctions télécommandées), allumer des générateurs, défoncer des barrages ennemis, prendre à revers des tanks façon infiltration (oui oui), franchir des gouffres dans des phases de plate-formes surréalistes à coup de treuils et de tremplins, ou tout simplement à faire la course, ce qui n'arrive paradoxalement presque jamais, la Batmobile est de tous les instants. Si votre conception de Batman se résume donc à fuir une foreuse dans les égouts à grands coups d'accélérateur, vous pouvez célébrer : Arkham Knight est fait pour vous.


Les autres seront d'autant plus enchantés qu'ils auront compris, entre temps, que la promesse du monde ouvert de Gotham a été abandonnée au profit de la Batmobile. Puisque Batman porte la vie en haute estime, il aurait été inconcevable de lâcher un joueur potentiellement violent dans une foule d'innocents au volant d'une bagnole électrifiée avec option arme de destruction massive. Le constat en est d'autant plus amer : en plus d'être complètement ratée, la Batmobile était clairement le pari de Rocksteady sur Arkham Knight, la prise de risque et la potentielle plus-value du jeu, comme l'aire de jeu ouverte pouvait l'être sur Arkham City. On a du mal à comprendre comment des techniciens pourtant relativement éclairés ont pu se désavouer de la sorte en persistant dans cette voie laide et pénible, si ce n'est à avoir été motivés par l'angoisse de la répétition. Face à une opinion publique plus encline que jamais à préférer un jeu qui tente médiocrement de concilier une demi-douzaine de gameplay sous couvert de diversité à un jeu qui excelle dans un domaine donné, on n'est finalement pas tant surpris de voir ce Batman partir littéralement dans toutes les (mauvaises) directions, simplement pour ne pas lasser le chaland.


Et pourtant, inutile de dire que qu'Arkham Knight n'avait pas besoin de toutes ces circonvolutions. Depuis Arkham Asylum, le gameplay de la saga s'est toujours érigé en pot-pourri un brin factice de plate-forme, action et infiltration, sans souci de cohérence. Ces phases, auxquelles il faut désormais ajouter mille et une variations de Batmobile, sont d'ailleurs toujours parfaitement délimitées par les aires de jeux, jamais poreuses. L'impression de jouer trois voire quatre jeux en un est donc toujours présente, et continue de détricoter lentement l'intérêt du joueur à mesure que les heures s'égrainent. Une dispersion d'autant plus regrettable que les phases d'infiltration, notamment, n'ont jamais été aussi réussies. Si la possibilité de réaliser des multi-éliminations provoque un clair nivellement de la difficulté déjà pas très élevée par le bas, elle permet également d'élaborer des stratégies plus mobiles et plus percutantes. La pléthore de gadgets sympathiques, entre le brouilleur, le terminal de piratage et le synthétiseur de voix très Scream, offre plusieurs possibilités parfois complètement débiles et donc d'autant plus jouissives. On regrettera de voir les mécaniques se répéter infiniment au sein même des phases d'infiltration, la faute à un level design assez peu inspiré et qui va jusqu'à recycler certains décors. Rien de scandaleux dans les faits, mais sachant que Batman n'autorise pas la variété des approches d'un Big Boss, le déjà vu se fait par instants sérieusement sentir.


Les combats ont eux aussi évolués, plus rapides, plus percutants, et parfois en duo, sans que cela ne les bouleverse fondamentalement. Dans les faits, il s'agit surtout de matraquer carré, rond et triangle en rythme pour réaliser des combos, et prier pour que la caméra parfois un peu erratique ne jette pas un Batman surexcité dans les bras d'un ennemi imparable ou électrifié. Ça fonctionne comme un charme en dépit du manque de technicité, même si, a contrario, les gadgets sont une plaie à utiliser via les raccourcis de combat. À moins de les préparer en amont, il faudra par exemple se préparer à voir Batman tirer des décharges électriques dans le vide et jeter des batarangs dans les angles morts de l'arène. Une approximation rarement mortelle, mais qui fait sérieusement tâche dans un jeu de ce calibre.


Et parlons-en, justement, du calibre de cet Arkham Knight : le jeu est magnifique. Gotham est sombre, battue par la pluie (pluie qui manque un peu de présence sonore malheureusement), et ses imposants bâtiments art déco se découpent parfaitement dans le lointain grâce à une distance d'affichage impressionnante, à peine entachée par une pointe d'aliasing. Il faudra, pour vraiment en profiter, privilégier le grappin à la Batmobile tant que possible - ce qui, considérant l'inanité des combats de tanks au sol, ne devrait pas être très compliqué. Dommage, seulement, que ce qui secoue Gotham dans cet ultime épisode de Batman soit une véritable insulte à l'intelligence. Le scénario, digne d'une fan-fiction, est absolument lamentable, grevé de rebondissements au mieux hilarants, au pire complètement stupides, et d'un suspense autour de l'identité du chevalier d'Arkham tellement mal entretenu qu'on se demande par instants si Rocksteady ne l'aurait pas fait exprès. Le tout se prend en plus terriblement au sérieux, avec de grandes paraboles sur l'amour de son prochain, la peur et la folie ; en somme, un véritable blockbuster américain, qui offre heureusement à Rocksteady l'occasion de briller dans ses désormais iconiques scènes narratives à architecture évolutive.


Le scénario de cet Arkham Knight n'est qu'un de ses nombreux membres malades. Digne représentant du jeu-vidéo patchwork, qui tire partout sans rien approfondir et dont les manifestations les plus extrêmes restent les déplorables Uncharted et Tomb Raider nouvelle génération, Arkham Knight fait preuve de plus d'honnêteté et se parcourt sans véritable déplaisir, en ne tentant pas d'anésthesier le joueur à grands renforts d'actions contextuelles, de cabrioles incessantes et d'arènes sans vie - bref, de sur-mise en scène destinée à dissimuler la conception cinématographique et anti-ludique d'un jeu vidéo tournant à vide. À défaut d'être une réussite, Arkham Knight porte en lui l'amour que Rocksteady voue à la saga et la volonté de finir sur un dernier coup d'éclat. Et si ce n'était pour cette terrible erreur de jugement que constitue la Batmobile, Arkham Knight aurait presque pu être ce grand adieu au milliardaire masqué que chacun attendait. Et à bien considérer la véritable fin du jeu, qui se débloque uniquement après l'avoir terminé à 100%, tout n'est pas forcément perdu, et peut-être que Rocksteady, qui développe déjà des alternatives VR à sa saga, léguera le masque à un autre justicier. Avec à la clé, espérons-le, un peu plus d'exigence sur le fond et de discernement sur la forme.

ClémentRL
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le 18 sept. 2016

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