En 1951, le jeune et fringant peintre Jerry Mulligan débarque à Paris pour y devenir artiste, et sans tout à fait y parvenir, trouve malgré tout l'amour, le véritable amour, celui qui se déclare uniquement sur les quais de Seine par une soirée d'été brumeuse. C'est Un Américain à Paris, nous sommes en 1951, et les parisiens y sont de sympathiques bougres, à l'hygiène correcte et aux appartements déjà véritablement minuscules.
En 2020, la jeune et fringante corporate Emily Cooper débarque à Paris pour apprendre le corporatisme aux Français, et sans tout à fait y parvenir, trouve malgré tout l'amour, le véritable amour, celui qu'elle décide de voler à sa bonne pote Camille parce que « ménage à trois » ça se dit en français dans toutes les langues. C'est Emily in Paris, nous sommes en 2020, et les parisiens y sont de sombres connards sexistes qui ne se lavent pas après la baise et qui appellent « chambres de bonne » des penthouse dans le 8ème arrondissement.
S'il est un miroir qui ne sied pas à la nouvelle série de Darren Star (Sex and the City et quelques autres soap de pacotille), c'est bien celui tendu par Vincente Minelli il y a 70 ans : il n'y avait rien du vrai Paris dans celui en carton pâte d'Un Américain à Paris, mais il n'y avait rien non plus de l'impérialisme agaçant, si ce n'est obscène, de la connasse de compétition incarnée par Lily Collins dans Emily in Paris. Véritable Valérie Damidot de la justice sociale néo-libérale, la voici à maroufler comme une frénétique toutes les aspérités de la culture française qu'elle croise sur son chemin. Difficile de lui en tenir rigueur tant les spécimens de locaux qu'elle ne cesse de rencontrer semblent sortis de l'imaginaire de Catherine Deneuve : la pauvre cruche passe son temps à se faire « importuner » par des gros dégueulasses en costume Zara et à se faire grassement harceler au travail par des parisiennes d'âge mûr qui viennent bosser en robe de cocktail. Au pays des syndicats et des prud'hommes, Emily évolue dans une bulle à ce point rétrograde qu'elle en vient à penser que se faire offrir de la lingerie La Perla™ par un client est une banalité coquine de ce côté de l'Atlantique.
Ce n'est bien évidemment pas le seul affront infligé à cette Cosette CSP+ : insultes au travail, mise au placard, harcèlement moral de la part de son employeur, harcèlement sexuel de la part de ses clients... Non, ce n'est pas un film de Michael Haneke, ce n'est que Emily in Paris qui découvre le vrai Paris. Parce que, dixit son amie (l'amusante Ashley Park dans le rôle du quota asiatique, Mindy) : « les chinois sont méchants dans ton dos. Les français sont méchants dans ta face. » Mais c'est bien sûr ! Pourquoi donc écrire des généralités sur un seul peuple quand on peut en écrire sur deux ?
Emily peut fort heureusement trouver du réconfort dans l'autre Paris, celui des bérets (elle en met beaucoup), des croissants (elle en mange beaucoup) et des beaux et fringants jeunes hommes (elle en pécho beaucoup). Celui qu'elle veut, une fort perturbante contrefaçon locale d'Armie Hammer, Gabriel, est malheureusement déjà pris. Ce n'est pas grave, les canons de beauté bien apprêtés façon catalogue Balibaris font la queue devant sa « chambre de bonne », puisque c'est aussi ça la France, madame : le plaisir en service continu, ou comme Mindy le verbalise fort joliment, « la French D ». Parce que si les français sont des connards finis, Emily in Paris nous apprend qu'ils sont aussi des individus éthérés complètement hors du monde et à la connaissance quasi mystique des sentiments et du plaisir physique. Ausculté tel le nouveau sauvage, le français moyen de Darren Star est une créature à la fois repoussante et irrésistible, fétiche exotique à la périphérie immédiate de la culture américaine.
Certains diront, peut-être à raison, que le but du jeu est ici de se moquer des américains. Ne manque après tout à Emily qu'une « paire de bottes à fermetures éclair » pour rappeler au normand Gabriel le doux souvenir du débarquement (c'est même le sujet de leur toute première conversation) : Emily n'emménage pas en France, elle marche sur la France, et avec une ténacité qui, admettons-le, force souvent l'hilarité à défaut de forcer le respect. Mais la série, dans son enchaînement furieux de stéréotypes, n'arrive jamais à une forme de propos. Si l'union physique entre l'Amérique et la France est régulièrement consommée (bien que la série soit étonnamment prude), chacun des deux partis reste un mystère pour l'autre. Et ce n'est pas l'intrusion démodée du virtuel sous la forme d'un compte Instagram lui aussi nommé #EmilyinParis (que, tout fier de leur vernis pré-universitaire, les Inrocks qualifient de « vertige méta ») qui permet au véritable produit Emily in Paris d'être plus qu'une visite guidée, somme toute particulièrement glauque, dans l'imaginaire paraphilique de l'américain francophile moyen.