Blacksad: Under the Skin
6.4
Blacksad: Under the Skin

Jeu de Pendulo Studios et Microids (2019PlayStation 4)

Pendulo est un studio de développement espagnol dont le nom ne sera pas inconnu à qui jouait aux P&C dans les années 2000. Rares survivants d’un modèle à l’ancienne, on retient généralement d’eux leurs directions artistiques colorées, avec des décors fixes, dessinés à la main, sur lesquels se superposent des personnages modélisés en 3D cell-shadée. On retient éventuellement les univers et personnages sympathiques parfois. Côté mécaniques rien de mémorable par contre. On reste clairement dans l’arrière garde du genre, avec des énigmes d’inventaires ou de puzzles qui font progresser d’écran statique en écran statique, au fil de l’histoire sans jamais vraiment inventer quoi que ce soit de nouveau. Avec un CV orienté vers une esthétique dessinée efficace et bien produite, des histoires chouettes et des mécaniques d’aventure à la souris tout ce qu’il y a de classique et adaptable à une enquête policière, à première vue, on se dit que Blacksad aurait pu tomber sur pire développeur pour son adaptation vidéoludique. Quand on voit le résultat, on se dit que ce qu’il a manqué, c’est simplement un peu de lucidité sur la technique ou de maîtrise sur le format P&C qui a changé post-The Walking Dead.


Avant de démarrer, je suis bien obligé d’étaler mes biais en long et large ; si cela ne vous intéresse pas, vous pouvez passer à la suite. Je vais évidemment juger le jeu sur ses propres mérites, mais cela me semblait malhonnête de ne pas donner le contexte dans lequel j’ai démarré le jeu. Blacksad est ma bande-dessinée préférée. Cela tient à mon amour débordant pour le genre policier quelque soit son format et bien sûr à ma passion du dessin qui me fait admirer et collectionner les belles illustrations, tout en inspirant ma pratique personnelle. Blacksad, en particulier les volumes 2 et 3, ce sont de très bonnes enquêtes policières écrites par Juan Diaz Canales et dessinées par Juanjo Guarnido, qui se servent terriblement bien de leur époque (post-Seconde Guerre Mondiale) et de l’apport du genre animalier sur le plan métaphorique. Se sont aussi de superbes bandes-dessinées entièrement à l’aquarelle. En plus d’avoir les cinq volumes actuellement sortis, j’ai acquis un making of papier sur le processus créatifs de la partie dessin/peinture, et un autre livre dédié aux scripts des deux compadres. Pas trop de surprise donc que l’on m’offre à mon anniversaire, la version collector du jeu dont j’avais esquiver la sortie pour me concentrer sur mon interminable backlog (2020, l’année de l’économie). Et là tout de suite, il y a un choc quand on lance le titre.


La beauté est dans l’œil de celui qui la regarde...et j'ai une poussière dans l’œil


S’il y avait bien UN JEU qui aurait mérité du cell-shading avec de la belle bordure noire de partout et des décors fixes peints à la main, c’est bien Blacksad. Seulement, il fallait que le premier jeu entièrement en 3D de Pendulo Studio soit Blacksad : Under The Skin. Celui ci montre immédiatement l’inexpérience du studio madrilène en la matière.


Pour le dire en euphémisant, ça n’est pas très joli au global. Déjà, le style technique choisi ne colle ni aux productions Pendulo habituelles, ni spécialement à l’univers de Blacksad. Ici Pendulo opte pour une 3D réaliste (?) faiblement exécutée ; si tout n’est pas à jeter, il y a un manque de cohérence graphique et de savoir faire dans les textures qui ruinent beaucoup de charme de l’univers. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne ; certains personnage s’en sortent en terme de modélisation, comme le protagoniste éponyme, Cassidy, Weekly ou Smirnov ; d’autre un peu moins comme Thorpe le lion qui est beau ou moche selon l’angle ; quant à Sonia Dunn, qui est quand même un personnage récurrent pendant toute l’enquête, on la croirait échappée de Food Fight, tant sa modélisation est catastrophique. D’une manière générale, les proportions sont parfois étranges et on frise souvent l’uncanny valley, alors que l’on regarde des animaux anthropomorphes.


Les textures n’aident pas, comme je le disais. Elles sont très rarement bien définies, que ça soit pour les décors ou les personnages. La gestion très pauvres des feuillages se voit peu pour la simple raison que l’on est le plus souvent en intérieur ou en ville ; mais la scène du cimetière me reste en mémoire pour son herbe et ses flaques d’eau à faire pâlir de jalousie Deadly Premonition (l’aliasing en moins). Et la gestion des lumières, si elle esquive les plus graves soucis comme des ombres qui tressauteraient, ne rajoutent pas beaucoup d’épaisseur à l’image, malgré l’aide de quelques effets de fumée. Cela se combine enfin avec des décors extérieurs limités dans l’espace et qui peinent quand même parfois à convaincre, avec des backgrounds en basse résolution, et surtout, un effet de zoom sur le visage de Blacksad quand on passe en mode déduction qui montre les décors non chargés derrières si on le lance en n’étant tourné dans le mauvais sens.


Ce qui sauve un peu le titre, c’est qu’on sent tout de même le temps et le soin apporté à l’ensemble, malgré le résultat discutable. Les animations corporelles notamment interpellent par leur nombre ; il y a peu de réutilisation, et on sent qu’il y a soit une armée d’animateurs plutôt doués chez Pendulo, soit une ou deux combinaisons de motion capture. Car de la simple ouverture de porte, au crochetage, en passant par le fait d’avaler un café, de boire un milkshake, ou de se battre, la plupart des actions sont animées et le jeu fait finalement assez peu appel au hors champs. Le fait est que les scènes manquent tout de même de rythme, souvent par manque de polish des expressions faciales ou du reste, ou par un design sonore assez pauvre et étouffé, mais sauvé par quelques bons acteurs et une charmante bande originale jazzy qui donne bien le ton. Mais le travail est visible, la mise en scène est plutôt soignée. À se demander s’il n’aurait pas fallut couper un peu le budget animation pour l’allouer aux testeurs.


Tester, c'est douter.


Parce que sur PlayStation 4, Under The Skin est honteux techniquement et dénote d'un manque de temps de développement allouer aux tests et débugs.. Le framerate tousse dès qu’il faut afficher quelques personnages en même temps, ou un bout de ville animée en background d’une voiture. Les textures en plus de ne pas être terribles une fois chargée, ont des retards d’affichage aberrants. On note également des glitchs graphiques à droite et à gauche; une feuille de papier qui clignote contre un mur par ci, une cravate qui gigote en se coinçant dans le modèle où elle est accrochée par là. On passe également quelques secondes à regarder un chargement dès que l’on veut ouvrir le journal ou le palais mental. Enfin, je suis également obligé de noter que le jeu a crashé cinq fois lors de cette première partie.


Bref, entre le choix esthétique et son exécution qui ne colle pas vraiment à l’univers dépeint, et la production qui a clairement manqué de temps et de finition, on est rarement immergé grâce à l’image dans Blacksad : Under The Skin, ce qui est remarquable quand on connaît la bande-dessinée que le jeu adapte. Mais ce qui est surtout dommage pour le titre en lui-même qui est par ailleurs plutôt réussi.


N.Y. Noire


La partie scénaristique pourrait être canonique (même s’il semblerait qu’elle ne le soit pas) tant l’enquête dans sa structure, sa manière de mêler des thèmes forts de son époque à l’affaire traitée, rappelle la pâte de Diaz Canales. L’apport du jeu vidéo, c’est évidemment les réponses à choix multiple qui orientent parfois les indices que l’on obtient. Je lis après complétion du titre, que six fins différentes existent ; ce qui me fait penser que vu le naturel avec lequel la mienne est arrivée, soit les cinq autres sont incongrues, soit Pendulo a vraiment bien mené sa barque pour que l’on ne se rende pas compte des changements de branche dans l’arbre scénaristique du titre. Les dialogues sont bien écrits, surfent une ligne fine entre le noir ultra classique et le pastiche du noir ultra classique. On garde par exemple John Blacksad dur à cuir, mais qui se refuse à porter une arme. Beaucoup de situations peuvent se régler sans en venir aux mains, mais en répondant comme il faut. De ce côté là, le jeu est bien aidé par les mécaniques mises en place qui rappellent les productions Frogwares bien plus que les précédents jeux de Pendulo Studio.


Élémentaire, mon cher Weekly


Le traitement des indices et observations ne ressemble pas du tout à un inventaire de P&C comme on pouvait en trouver dans Yesterday ou Runaway. Under The Skin est d’ailleurs dépourvu d’inventaire. Non, on est dans du Sherlock Holmes ou Sinking City ; chaque nouvelle information que l’on obtient vient remplir soit un journal, soit le palais mental. Le journal sert plus à remettre en tête qui est qui, dans une belle galerie de personnages qui ont des liens sociaux entre eux. Le palais mental garde les informations cruciales et permet de les croiser pour déduire d’autres informations encore plus précises.


Ce système est une itération sur le modèle de Crimes And Punishment, avec ses propres qualités et défauts. En terme de défauts, on pourra noter que le jeu est vraiment linéaire sur son approche des déductions ; il faut combiner les bons indices, mais ceux-ci ne signifient qu’une seule chose. On peut donc passer à côté d’une information, mais pas à côté d’une bonne déduction quand on la débloque. J’ai trouvé en revanche le dosage d’indice plutôt efficace pour éviter que le joueur ne force les déductions. En permanence, on a beaucoup d’informations qui pourraient se croiser ; il faut donc réellement suivre ce qui se passe pour les croiser comme il faut, sinon on passera un bout de temps à combiner au hasard les choses. Pendulo pousse même le vice à devoir combiner jusque quatre éléments pour déduire quelque chose.


Pour obtenir les informations, on peut trouver des indices dans les décors, parler à des PNJs, parfois avec des dialogues timés où l’on choisit sa réponse sans pouvoir y réfléchir trop longtemps, ou bien encore on observe son interlocuteur...à la Sherlock Holmes une nouvelle fois. Certaines options de dialogues se débloquent après avoir obtenu des informations ou bien fouillé les décors et c’est assez gratifiant de progresser dans l’enquête avec ce système.


D’autant que si le jeu laisse peu de place à l’interprétation du joueur, il se sert très bien de cette linéarité pour délivrer les révélations à un bon rythme. Ce qui m’a fait garder dans le jeu avec un très grand plaisir du début à la fin, c’est le rythme de l’excellente histoire qui est mené par ce système de déductions qui engage le joueur à maintenir son attention sur les détails pour avoir toujours la bonne information. Ce n’est pas exactement mon jeu d’enquête préféré, mais c’est une bonne interprétation du genre et une itération honnête des mécaniques de Frogwares.


À côté de cela, je ne serai pas aussi élogieux envers le reste des emprunts aux P&C modernes (les jeux Telltales post-The Walking Dead ou les Quantic Dream post-Heavy Rain). Déjà en terme de contrôles purs, on est sur des décors fixes, avec quelques traveling que l’on parcourt avec un Blacksad ultra lourd, lent et encombré dans les décors, qui se bloque aisément sur des murs invisibles et que l’on gigote à moitié pour arriver à trouver les interactions. Enfin ça, c’est quand on en a le contrôle. Le jeu prend la main plus de 50 % du temps de jeu pour nous faire bouger de scène en scène, avec les occasionnels QTEs mous plombés par les soucis techniques dont je parlais plus haut.


Mais ce qui pose réellement problème, c’est que toutes les séquences pseudo-cinématographiques ou de dialogues bloquent l’accès au palais mental et au journal. Parfois, on obtient une information dans ces scènes où l’on ne bouge pas soi-même, on voit le rapport avec un autre élément d’enquête, ou l’on se souvient qu’on attendait l’explication d’un indice trouvé plus tôt, et on doit alors attendre que le jeu nous rende la main pour mettre en corrélation ces informations. Parfois le jeu mentionne un personnage dont on a oublié les détails et on ne peut pas vérifier ce que l'on sait sur lui. Enfin, il n’est pas rare d’avoir quatre déductions à faire d’un coup que l’on aurait pu faire au fur et à mesure. Ce n’est pas gravissime, mais c’est frustrant et ça donne régulièrement le sentiment de se faire balader par le jeu, et d’avoir peu de temps pour s’imprégner des lieux et de l’atmosphère du jeu.


Blacksad : Under The Skin manque de maîtrise formelle pour être le titre qu’il mérite d’être et fait une première impression catastrophique. Le jeu n’est pas joli, souffre d’une technique assez honteuse sur PlayStation 4, et d’un design sonore très limité qui coupe une bonne partie du punch de la mise scène par ailleurs correcte. Malgré cette critique dure sur bien des points, les mécaniques d’enquête se combinent à merveille avec une histoire très bien ficelée que je suis ravi d’avoir parcouru. La galerie de personnage est large, bien fichue, bien imbriquée, et l’on prend du plaisir à noter les liens entre les informations que l’on obtient dans le palais mental. C’est regrettable que le jeu se dirige de manière aussi raide compte tenu du peu de contrôle que l’on a, ou que Pendulo ait opté pour ce mode de représentation en 3D dès le départ, encore que la mise en scène cinématographique explique ce choix. Il reste un titre chouette. Je le recommande du bout des lèvres, pour les amateurs de Blacksad, mais aussi pour les ferus de jeux d'enquêtes.

seblecaribou
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le 17 déc. 2020

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seblecaribou

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