Bleak Faith: Forsaken
6.1
Bleak Faith: Forsaken

Jeu de Archangel Studios (2023PlayStation 4)

Il y a comme une rumeur qui court dans les alcôves de l’Omnistructure, depuis peu. Peut-être le bruit du vent dans les tours de métal, peut-être le grondement de la terre qui croule sous le poids des années, peut-être le vrombissement de l’électricité qui parcourt les rares moniteurs encore en état de marche. Ou bien est-ce quelque chose de plus profond, de plus sinistre, comme les lamentations d’une créature abandonnée dans les ruines d'un asile désaffecté, ou un avertissement désincarné, présage de fin du monde ? On dit que quelque part dans les strates inférieures, une anomalie a fait son apparition, qui menace jusqu’aux fondations de la réalité physique. On dit que Yaroslav a déserté, qu’il a trahi ses frères pour s’y dévouer corps et âme avec les fous qui l’ont suivi. Maudits Serdars. On dit avoir aperçu un mystérieux chevalier au masque grimaçant perché sur sa monture sinistre tel un cavalier de l'Apocalypse. On dit que la maladie se propage dans les espaces d’habitation et que l’Inquisition a lancé une dernière croisade pour purger le monde de son vice. Les bâtiments se superposent aux bâtiments. Les rues se tordent pour se refermer sur elles-mêmes. Le temps s'emballe puis repart en arrière. Dans la nuit du désert, les vestiges de ses temples, loin, tout au fond, un pouls résonne. Quelque chose couve. Le programme du monde est corrompu. Assez pour pousser l’Administration à envoyer l’un de ses émissaires, un de ces soldats immortels et sans visage dont il faut se méfier comme de la peste : un être double, sans foi, sans loi, un menteur, un sournois, sans autre allégeance que ses Maîtres inaccessible. Un hérétique, impur, dangereux. Le pouvoir doit revenir aux Justes. L’Anomalie ne peut appartenir qu’à l’Empereur Dieu, gloire lui soit rendue. Des 1 et des 0, chantés en homélie. Au-delà, un message ? L’avenir le dira - si avenir il y a. Qui parle à mon oreille quand la nuit tombe et que tout s’endort ? Qui façonne dans l’obscurité mes souvenirs et mes rêves ?

Rêve, comme un écho.

C’est le maître-mot, ici.

Il ne vous est jamais arrivé, sans doute, de fantasmer votre jeu idéal des années durant, de le mûrir, le soupirer, d’en dessiner mentalement les contours au détour d'un Fumito Ueda, d'un From Software, d'un survival horror… de lâcher la manette après un pont de pierre naturel ou un enchevêtrement de pylônes d'acier, et de vous dire, amer : « ha, si seulement... il s'en faudrait de si peu ». Bien sûr, au fond de vous, vous savez que c’est un vœu pieu, que ce jeu ne verra jamais le jour, qu’il trottera ad vitam dans un coin de votre tête et que c’est aussi bien, au bout du compte, car la réalité ne pourrait être que décevante en regard de vos hautes aspirations - ne l’est-elle pas toujours, et n’est-ce pas à ça qu’on la reconnaît ? Et puis un jour, contre toutes attentes, ce jeu est là, entre vos mains, en tous points tel que vous vous l’imaginiez : la direction artistique, le rythme, la musique, le gameplay, le level design. Tout est parfait, à la nuance de solitude près. Brut et contemplatif. Labyrinthique et vertigineux. Comme directement accouché de vos fantasmes. Aussi, vous vous pincez. Fort. Mais la douleur est formelle : vous ne rêvez pas.

Pourtant, quelles étaient les chances ?

Le trailer avait mis le feu aux poudres de vos espoirs mais paraissait trop beau pour être vrai, trop pétri d’influences, vous redoutiez l’amalgame indigeste de références opportunistes, gratuites, mal appariées.

Il ne pouvait pas en être autrement, n'est-ce pas ?

N’EST-CE PAS ?

Pendant dix ans, peut-être plus, vous avez projeté l’univers de Blame! dans tout ce que la sphère gaming vous aura servi d’approchant, au détour d'un The Last Guardian ou d'un Dark Souls III, en longeant une corniche à flanc de vide ou en escaladant un monument improbable jusqu'à en perdre le sol de vue. Blame !, le manga cyberpunk quasi-mutique de Tsutomu Nihei (Biomega, Knight of Sidonia, Aposizm, ...), dont les coursives et structures industrielles répliquées à l'infini ont marqué au fer rouge le subconscient de la génération 2000, préfigurant la mode des espaces liminaux, inspirant récemment l’incontournable Signalis, sans que celui-ci ne réponde pour autant pleinement à vos désirs en la matière.

Mais vous n’y croyiez pas, bien sûr (et « vous », on l’aura compris, c’est « moi », ici). Parce que pour transcrire l’œuvre en jeu vidéo, il fallait mesurer l’importance de ses silences, de ses pauses, de ses vides, de ses lignes de fuite, de ses non-dits, de ses écheveaux irrationnels, de son univers aseptisé. Autant d’éléments presque incompatibles avec le jeu vidéo d’aujourd’hui.

Cependant ils l’ont fait. Ils ont compris. Nihei, Ueda, Miyazaki. Ils ont pris le meilleur des trois mondes et les ont réunis en un amalgame cohérent, de l’ordre de l’évidence. Les abbayes en déréliction côtoient les Kowloon post apo ou les coupoles baroques avec un naturel troublant, logiquement imbriquées les unes aux autres pour se mettre mutuellement en valeur, tandis qu’on lutte tant bien que mal contre la peur des vides et de la chute.

Même la bande son est parfaite en tous points, toute en clavier, guitares prog-rock et chants grégoriens évoquant l'intro du Sleep Now de Dark City, alternant les morceaux comme une playlist aléatoire, plutôt qu’attribuant chacun à une zone spécifique comme le veut la coutume (et quel coup de génie, que ces nappes musicales, ces vagues qui vont et viennent à intervalles irréguliers pour installer l’ambiance, immerger le joueur dans son océan synthétique...). Si bien qu'on ne saurait trop conseiller aux amateurs de faire un détour sur Bandamp pour acheter le triple album (7 dollars pour plus de deux heures de trip auditif, c'est à ce point donné que j'y ai mis le double, par principe).

Trois noms au générique, plus une poignée de doubleurs : c’est tout ce qu’il aura fallu pour donner vie à cette chimère. Mais plutôt que de se cacher derrière cet effectif réduit et s'en servir d'excuse pour bâcler, simplifier, expurger, ils n’ont fait aucune concession à leur ambition initiale, et c’est sans doute ici le plus vertigineux - ce qui n’est pas peu dire. Ils n’ont rien sacrifié à leur vision, qu’ils n’ont pas cessé d’affiner depuis la sortie (chaotique) du jeu dans sa version PC il y a un an et demi de ça.

En témoignent ces tonalités de gris qui prédominent dorénavant, de terre, de cendre, ternes, presque monochromes, soulignées ça et là d’un rouge, bleu ou vert vif, dans un soubresaut de contraste providentiel, une dernière touche de vie artificielle dans ce vaste tombeau mécanique à ciel ouvert, succédant à la colorimétrie plus conventionnelle du jeu dans sa version originelle (autre coup de génie s’il en est. Edit : Hélas, la mise à jour est depuis venue ajouter quelques touches de couleur à l'ensemble, et à titre personnel je trouve le rendu esthétiquement moins intéressant).

Car si le titre a connu les débuts difficiles qu’on imagine, trop audacieux pour son propre bien, difficilement jouable paraît-il, pétri de bugs et d’imperfections, voire accusé de vol pour des assets de chez From Software et Bandai Namco achetés dans un bundle de développement peu scrupuleux, le studio Archangel n’a eu de cesse de vouloir redresser la barre, corriger les erreurs, patcher, améliorer, ajouter : de nouvelles zones, de nouveaux ennemis, jusqu’à pouvoir enfin commercialiser une version console sans avoir à rougir. Si ce n’est de fierté.

Alors bien sûr, il s’agit d’un jeu indépendant. Un jeu petit budget. Un jeu de trois personnes. Ici et là, vous passerez à travers les textures décoratives, jamais très détaillées – mais cela s’accorde parfaitement à l’identité graphique de l’Omnistructure, qui réserve son lot de panoramas à couper le souffle. Les combats manqueront un peu de pèche, sans doute, même s’ils restent tout à fait honnêtes. Si vous avez l’âme exploratrice, vous irez peut-être vous égarer dans une section du jeu où vous n’étiez pas supposés aller, ou vous atteindrez avec de l’avance un sol que vous n’auriez dû fouler que plus tard (j’aurais moi-même pu sauter deux niveaux entiers en utilisant un raccourci « non-officiel »).

Mais en contrepartie, vous aurez tout ce que vous seriez en droit d’attendre d’un jeu de cette envergure, et bien davantage encore. Car il ne s'agit pas que d’un énième clone de Dark Souls. Il vient avec ses propres systèmes, ses propres mécaniques, sa propre logique de construction. Il fait la part belle à l’action, proposant un système de combos et de fatigue cumulée qui rappellera un peu Vagrant Story aux vétérans, avec des armes légères, des armes lourdes, des armes à deux mains, des doubles lames, des armes de jet, de la technomancie, du crafting, du leveling, des compétences annexes, des atouts à déverrouiller, des armes et armures à améliorer façon Final Fantasy VII, un système de parade parfaite à la Lies of P, la possibilité d'escalader certains ennemis massifs comme dans un Shadow of the Colossus, rien que ça - et plus encore ! -, mais c’est à l’exploration qu’il fait vraiment la part belle, donnant au personnage la capacité de sauter (nager, même !), et exploitant celle-là sans excès ni retenue, poussant à fouiller les secteurs de fond en comble avec le même plaisir qu’un Ys nouvelle génération (à un seul court segment près, facultatif, qui rappellera aux connaisseurs les heures les plus sombres de Pitioss dans Final Fantasy XV).

Outre des niveaux labyrinthiques juste ce qu'il faut, qui nécessiteront par moments que vous preniez un stylo et un coin de nappe afin d’y tracer vos propres cartes, façon dungeon crawler, ou qui vous égareront pendant des heures si vous préférez y aller à l’instinct ou à l'écho-sonar (lequel vous indiquera les points d'accès vers d'autres zones, ainsi que certains collectibles invisibles), le voyage ne manquera pas de trésors cachés et de passages secrets à découvrir : fragments de lore (un régal, tant l’écriture en est littéraire – en anglais uniquement, à ce jour, et j’adorerais le traduire en français moi-même), filtres graphiques pour varier les plaisirs (cell-shading, pixelisation, occultation des arrières-plans, …), équipement, ressources, vous n’avez pas fini de vous creuser la tête pour trouver comment atteindre telle ou telle partie de la map, de sorte que les vingt heures et quelques nécessaires pour boucler l'aventure (si tant est que vous ne vous laissiez pas tenter par un new game + histoire de platiner la bête) passeront comme dans un rêve halluciné. Pour dire : même les sensations du retour haptique ont été travaillées de façon méticuleuse, un vrai plaisir.

Niveau difficulté, les amateurs de sang et de sueur en seront pour leurs frais : passée la première zone, particulièrement raide en termes de courbe d'apprentissage (il faut un temps certain pour comprendre ce qu’on fait et pourquoi on le fait, et pour apprivoiser les subtilités du gameplay), on accède aux menus d'amélioration des armes, on commence à pouvoir déverrouiller des atouts, le jeu devient tout de suite plus accessible, ce qu'il restera jusqu'au bout à un ou deux boss finaux près (l’avant dernier devrait vous arracher quelques grimaces à la volée), plus proche d'un Steelrising en matière de challenge que d'un Shadow of the Erdtree : les patterns des ennemis sont d'une lisibilité exemplaire, ce qui les rend plus faciles à anticiper, le gameplay (nécessairement plus approximatif que dans un From Software) rend les ennemis massifs quasi-inoffensifs (à quelques redoutables exceptions près), les points d'expériences engrangés ne sont pas perdus lors des game over (en lieu et place de quoi votre progression sera-t-elle bloquée au niveau 25 pour votre premier run), vous disposerez d’un point de sauvegarde portatif que vous pourrez placer où vous le désirez (sous réserve qu’il n’y ait pas d’adversaires dans les parages), les ennemis vaincus lâchent généreusement des potions de soin en pagaille et si cela ne suffit pas, vous pourrez en crafter tant et plus... Pour peu que vous choisissiez judicieusement vos upgrades en fonction du build que vous avez à l’esprit, les quatre atouts auxquels vous aurez l'opportunité d'accéder vous transformeront en véritable machine de guerre. Les boss eux-mêmes ne seraient qu’une formalité, dans l'ensemble, s'ils ne tapaient pas aussi fort et n’encaissaient pas aussi bien, de sorte que les affrontements peuvent s'étendre sur plus d'une dizaine de minutes, avec toutes les erreurs et relâchements potentiels que cela suppose. Autant de raisons pour lesquelles le titre s’inscrit davantage dans le registre du jeu d'action exigeant que dans celui du Souls pur et dur, avec toutefois assez d’embûches pour rager juste ce qu'il faut de temps en temps.

Ce qui, contre toutes attentes, correspond parfaitement à l'esprit de cette proposition hybride, à la fois violente et contemplative, zen et frénétique, intimiste et grandiloquente, magnifiée par un scénario cryptique dans les règles de l’art, lequel emprunte abondamment à Blame ! (à la limite du fangame tant certains morceaux de dialogues, certains décors et certains PNJ semblent tous droits sortis du manga de Nihei) mais sans s'y limiter, apportant ses propres perspectives (fascinantes) et ses propres frustrations (volontaires) en fin de parcours, dans ce qu'il ne dit pas mais sous-entend très fort. Allant jusqu'à s'offrir le luxe de quelques cinématiques expérimentales du plus bel effet, et quelques clin d'oeils supplémentaires à Evangelion. A tel point qu'on ne peut qu'aspirer à une suite, éternels insatisfaits que nous sommes par nature.

Aussi aurait-on difficilement pu imaginer plus bel hommage filial (revendiqué comme tel) que cette œuvre dantesque, démesurée, en équilibre précaire entre folles ambitions et moyens limités, accompagnée dans sa version physique d’un comics d’une vingtaine de pages dont le contenu force le respect, encore. Une copie de Nihei, certes. Mais une copie parfaite, ou peu s’en faut, à tel point qu’on croirait lire dans ce collage de concepts-arts un chapitre oublié du manga sus-nommé. Exploit que les fans de l’auteur sauront à coup sûr apprécier à sa juste valeur. Pour couronner le tout, chaque exemplaire physique du jeu vendu donnera lieu à la plantation d'un arbre, histoire d'éviter à notre monde de connaître trop vite le destin de celui du jeu.

Si bien qu'au moment du bilan, trois cas de figure possibles :

- Vous ne jurez que par les jeux AAA produits à la chaîne ? Vous n'avez jamais touché à un jeu indé de votre vie ? Passez votre chemin. Pour vous, au mieux, ce sera un 5 ou un 6.

- Vous aimez les Souls like et n'avez rien contre les productions indés et les jeux désargentés ? Pour vous, ce sera un 7 ou un 8.

- Vous aimez Blame!, les jeux d'Ueda, et les Dark Souls ? Félicitations. Vous êtes une personne de goût. Pour vous, ce sera un 9 ou un 10.

En ce qui me concerne, la question ne se pose même pas : l’Omnistructure hantait déjà mes songes longtemps avant d’être transcrite en binaire. Manette en main, je ne fais finalement qu’y retourner, comme on revient chez soi après un long voyage. Ou comme on se réveille d’un rêve. La boucle est bouclée.

Prêts pour un nouveau cycle ?

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le 22 oct. 2024

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Liehd

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