La révolution selon IonStorm
2050. L'humanité est accablée par une maladie dont les ravages sont sans précédents, la Peste Grise. La misère et la peur engendrent une fracture sociale à l'échelle planétaire. Le gouffre s'approfondit chaque jour à mesure que l'Ambroisie, seul remède connu à l'épidémie, est distribuée aux compte-goutte aux puissants : politiques, militaires, intellectuels.
C'est dans ce climat pré-apocalyptique que s'organise la révolte du peuple, sous la forme de groupes terroristes : les NSF aux Etats-Unis, le groupe Silhouette en France.
L'UNATCO, une ONG sous l'égide des Nations Unies, est en charge de la répression des sécessionistes. Le jouer incarne la dernière recrue de l'UNATCO, nom de code JC Denton, tout frais sorti des laboratoires de l'UNATCO...
Des laboratoires ? JC est un un humain nanotechnologiquement modifié. L'un des premiers de l'histoire. Une arme unique. A travers lui, le joueur va se retrouver au cœur d'une conspiration d'ordre planétaire, entre sociétés secrètes et intérêts contradictoires.
Paranoïa, intelligences artificielles, faillite des gouvernements face aux multinationales, pourriture du tissu social... Bienvenue en pleine dystopie cyberpunk.
Edité en juin 2000, Deus Ex est alors la nouvelle production de Warren Spector et de son studio, Ionstorm Austin. Avec son dernier né, le papa de System Shock (et de Thief : Dark Project, souvenirs souvenirs...) entend faire table rase des codes en vigueur en matière de gameplay. En créant le premier RPG en vue à la première personne, en y adjoignant des aspects infiltration et aventure, Spector ira bien au delà de ses objectifs : Deus Ex ne sera pas un excellent jeu, Deus Ex sera une révolution.
JC DENTON, L'HOMME COUTEAU SUISSE
Le gameplay résolument novateur de DX a comme point d'orgue la liberté d'action. A l'époque où les FPS sont définis par la progression linéaire qu'ils proposent, Ionstorm lui choisit le contrepied parfait : non seulement un problème aura de multiples solutions, mais chaque mode de résolution entrainera son lot de risques et de conséquence : une caméra balaye le couloir qui sépare le héros de son objectif. Tentera-t-il de feinter en courant dans l'angle mort de la gêneuse, au risque que ses pas n'alertent les gardes tout proches ? Descendra-t-il la caméra d'un tir précis de sniper ? Peut-être devrait-il revenir sur ses pas, pirater cette console de sécurité et désactiver tout le système ?
A chaque approche du jeu ses compétences associées (résistance, tir, piratage, crochetage, combat à main nu, etc) que l'on améliore en dépensant les points d'expérience duement engrangés, comme dans un RPG .
Mais alors, un agent nanomodifié c'est juste un bidasse qui apprend vite ? Pas tout à fait.
Le long de sa route, JC entrera en possession de modules de modifications corporels, qu'il se fera installer par un gentil robot-médecin (et alors ? on est en 2050 !). Le module proposera un choix entre deux capacités diamétralement opposées, au service d'approches différentes (course accélée/course silencieuse, etc). C'est là que les dilemmes cornéliens s'engagent. L'apparition de ces mods ne facilitera pas pour autant la vie du sieur Denton. Leur utilisation consomme de l'électricité, et ses nano-batteries ne sont pas inépuisables. Une jauge de plus à surveiller en somme...
De tels choix dans le game-design du titres impliquaient un level design de haut vol, avec ses évidences et ses solutions annexes. Les univers créés par IonStorm fourmillent d'objets à dénicher et de contournements à découvrir. Un digicode, ça se pirate évidemment. Mais si l'on prenait le temps de dénicher le code ? Et si ce code était le sujet d'un email interne entre deux gardes ? Le joueur prendra vite l'habitude de jouer les rats d'égoux et les retourneurs de poubelle pour ne pas gaspiller ses précieuses grenades à ouvrir des portes. Depuis la sortie du titre en 2000, j'ai réinstallé Deus Ex deux voire trois fois : j'ai à chaque nouvelle expérience découvert de nouvelles cachettes, de nouveaux moyens détournés d'aborder une séquence. Que dire d'un tel travail, si ce n'est qu'il relève du grand art.
JC DENTON, L'HOMME QUI DOUTE
L'histoire est une petite pépite dans son genre, abordant des thèmes à la fois lointains et très proches de nos réalités : corporatisation des tensions, Saint-Graal du "tout connecté", manipulations génétiques...
Dans sa quête de vérité, JC croisera le fer (ou le verbe) avec des sociétés séculaires comme les Templiers, les Illuminatis et les disciples du Dieu Machine. Le joueur traînera ses guêtres des pieds de la Statue de la Liberté à l'enfer des triades de Honk Kong.
Le scénario se ramifie avec intelligence et finesse. Alors que tous les protagonistes tenter de ralier JC à leur cause, l'enchevêtrement des objectifs antagonistes tend à perdre le joueur. On est loin du pitch manichéen de l'arme vertueuse retournée contre sa hiérarchie corrompue. Les choix dans la trame scénaristique seront faits dans la douleur, avec toujours le doute de peut-être pactiser avec le diable. Ce doute permanent suivra le gars Denton jusque dans les différentes fins du jeu, qui laisseront toutes un âpre doute sur le palais.
Une mention toute particuli!re pour l'ambiance sonore qui enveloppe l'intrigue : un soin particulier apporté aux doublages VO et une excellente partition ambiant-électro-synthé d'Alexander Brandon, imprimée à jamais dans ma mémoire auditive de gamer.
Il serait honteux d'enfermer le gameplay de Deus Ex dans une boîte étiquettée tant les expériences de jeu varient. Le titre d'Ion Storm propose au joueur une aventure "à la carte", articulée autour d'une intringue solide et d'une réalisation très honnête pour l'époque. Si par la suite, la richesse et la fraîcheur du gameplay sont devenues le souci numéro un des développeurs, c'est grâce aux standards redéfinis par Warren Spector. L'expérience la plus riche de son époque, un level design à tomber par terre et un scénario prenant : Deux Ex tient pour moi une place de choix au panthéon de ces œuvres qui ont passionné, tout simplement. Encore aujourd'hui, tel un vieil oncle bienveillant, le titre d'IonStorm regarde sa descendance vidéoludique (Bioshock en tête) le prendre en exemple , certain d'une seule chose : c'est lui et lui seul qui aura mené la révolution.