Le lore, dans les RPG, est un élément de gameplay dont l'ingestion par le joueur peut s'effectuer par de nombreux biais et éléments narratifs. De la discussion avec un PNJ à l'écoute de récits audio, sa surabondance dans les RPG contemporains est ce qui a amené un homme, Robert Kurvitz, à poser les bases d'un jeu novateur dans le paysage vidéoludique : Disco Elysium.
Mais en quoi est-il si exceptionnel dans sa narration, et quel apport offre t'il à la manière de construire une histoire ?
Tout commence dans des méandres de noirceur. Le vide primordial amenant à l'éveil, celui des rêves sans logique et des réflexions existentielles douloureuses. C'est dans ce jus noirâtre que vous naissez. Oui, vous, avec votre cravate qui parle et votre allure de star du disco sur le déclin. Au fond de votre caboche, c'est cependant la panique totale : qui êtes vous, déjà ? Et que faites-vous dans cette miteuse chambre d'hôtel ?
Avec l'éveil, c'est donc la confrontation qui résonne dans vos neurones: celle entre vous, carcasse alcoolisée ayant oublié son identité, et la réalité elle-même. Et en plus de ça, un cadavre, pendu à un arbre depuis des jours, attend de vos nouvelles... L'enquête (car oui, il semblerait que vous soyez un flic) est à nouveau ouverte, reste désormais à recoller deux puzzles : celui du meurtre et celui de votre propre existence.
Cette fascinante quête, d'une durée d'une trentaine heure en furetant partout, offre vite son lot d'entrelacements avec votre vie d'avant, ainsi que son lot d'embranchements inattendus. Libre à vous d'explorer d'anciens bunker abandonnés, de partir en quête d'un cryptide ou même de vous défoncer à mort, puisque plus rien n'a d'importance.
Et pourquoi ne pas aussi transformer une église en boîte de nuit ? La liberté est totale, et c'est à vous de définir quel genre de flic vous voulez être.
Après quelques heures d'enquête, la ville de Révachol se révèle alors sous vos yeux, dans toute sa complexité et sa grandeur post-communiste passée. Son héritage politique, vous le voyez à plusieurs niveaux : dans les cratères causés par les tirs de canons d'une ancienne révolution, dans le regard évaporé d'un jeune garçon des quartiers malfamés, dans l'air marin fleurant le mazout, ou bien encore dans l'air mélancolique qui s'échappe de la bande son, composée par le groupe Sea Powers.
L'imposante toile de fond politique n'est cependant pas uniquement là pour meubler, quoique bon nombre de vos réflexions intérieures peuvent aisément dériver dans les abîmes du non sens. En réalité, cette culture politique se révèle indispensable au cœur de votre enquête.
Libre alors à vous de choisir un "camp" ou bien de n'en avoir rien à faire en privilégiant un centrisme bien placé. Cette liberté d'action et de dialogue est l'un des piliers de la narration de Disco Elysium, puisque en plus d'avoir une part d'aléatoire dans vos discussions, via les jets de dés, vous pouvez très aisément faire embrayer votre enquête vers une fin fatale...
Mais Disco Elysium n'est pas simplement à louer pour sa narration intense et réfléchie, mais aussi pour sa splendide direction artistique que l'on doit au peintre Alexander Rostov. Ses peintures, aux allures de Francis Bacon, déposent un flot de couleurs vives et grisâtres sur cette ville que vous arpentez. Cette même ville, dont les luttes passées et l'instabilité politique et économique ont ravagés les façades et blanchi l'asphalte des rues.
Tel un patient en fin de vie, Revachol expulse difficilement son air, attendant le changement ou la mort.
Les visages des personnages que l'on rencontre dégagent à la fois une lassitude intense et une vigueur terrifiante, à l'image de nos personnalités, créatures fantomatiques et cadavériques. Car oui, en plus de vous coltiner des interrogatoires avec les habitants, c'est aussi avec vous même que vous aurez les plus longues conversations, ou plus précisément avec des éléments de vous même.
Votre Autorité, votre Art Dramatique, votre Sang Froid, votre Frisson, ou même votre cerveau reptilien... Kurvitz a construit une histoire riche en dialogues croustillants, tantôt drôles à en pleurer, et tantôt très construit d'un point de vue politique.
C'est d'ailleurs dans l'importance de ses dialogues, qui sembleront parfois anodins, que Disco Elysium s'élance tel un ange narratif inarrêtable. Chaque échange, chaque pierre a retourner et chaque élément qui vous sembleront étrange peuvent très bien révéler une réalité inconcevable, et vous emmener à des errances qui auront des liens avec votre enquête... ou non.
Face à ce lore, le jeu prend le parti d'un scrolling de dialogue vertical à la façon d'une conversation smartphone, rendant un aspect bien plus digeste à toute cette toile de fond que l'on vous présente.
Disco Elysium, par bien des aspects, révolutionne le canevas narratif du RPG, que ce soit avec son univers unique en son genre ou ses dialogues savoureusement drôles. Une chose est sûr, il n'a pas volé son titre de jeu de l'année !