Drakkhen l'absurde, l'abscons, l'abominable, voilà tout ce qu'on retient à propos de ce jeu, tout ce qu'on retrouve sur les vidéos moqueuses dont les auteurs n'ont pas dépassé la zone d'apparition, et s'amusent à se cogner dans les arbres ou noyer leurs personnages. Avec un minimum d'éclairage, on comprend pourtant rapidement que les mots qui collent aujourd'hui à ce titre d'exception sont plutôt l'oublié, l'ignoré, le mésestimé.
1989. Infogrames fait paraître Drakkhen, un jeu de rôle et d'aventures, développé par une petite équipe de 7 personnes, en collaboration avec François Marcela-Froideval, qui en signe le scénario. Sorti de nulle part, c'est pourtant le premier RPG à afficher un rendu tridimensionnel de son aire de jeu, et ses nombreuses qualités ont le potentiel d'écraser toute concurrence. Malgré un certain succès critique et de nombreux portages plus ou moins dépréciatifs, Drakkhen sombre pourtant peu à peu dans l'oubli. Il ne sera pas difficile de comprendre que le grand public, dérouté par le gameplay, pouvait être irrémédiablement détourné du titre en butant sur ses aspects ténébreux, ses faces complexes, sa progression parfois erratique. Mais ce sont pourtant ces points en particulier qui font de Drakkhen un jeu proprement fascinant.
On ne parlera ici que de la version Amiga du jeu, le support pour lequel il a été originellement développé. C'est en effet sur cette machine que l'on trouve la version la plus aboutie. Graphiquement tout d'abord, avec des textures fines et bien plus détaillées, des environnements plus précis et bien plus agréables à l'oeil. On remarquera également un bond qualitatif dans le domaine du son, la différence la plus notable, qui sera évoquée dans le paragraphe concerné. Enfin, d'un point de vue ergonomique, le jeu étant prévu pour fonctionner alternativement au clavier et à la souris, il se trouve très handicapé sur les consoles, dont les portages respectifs se permettent de grands écarts avec l’œuvre originale afin de combler tant bien que mal leur désavantage.
Avant de lancer la partie, il est impératif de lire entièrement le livret, qui, grâce à la plume de Froideval, se dévore comme un roman. Non pas qu'il fasse office de manuel de jeu - on est tout de même loin du dirigisme des productions actuelles et leur lot d'assistanat -, au contraire, il nous offre notre ticket d'entrée pour l'histoire, et ce de manière assez crue. Y sont donc compilés un récit légendaire et prophétique, un journal de bord, un texte d'inspiration biblique ainsi qu'un livre de sorts, tout ceci étant lié par la narration d'un des personnages incarnés au cours du jeu. Un riche univers s'étale bien avant de débuter, et les problématiques sont habilement menées, avec leur lot de promesses en expérience de jeu. Le scénario, déjà consistant, laisse alors la main au joueur, qui n'a plus qu'à se lancer dans l'aventure.
De par sa nature rôlistique, Drakkhen s'ouvre naturellement sur la création de personnages, bien qu'il soit possible de débuter avec une équipe déjà construite. L'âge d'or des RPG avait vu l'avènement du "party-based RPG", qui propose au joueur de prendre le contrôle d'un ensemble de personnages, tels que Dungeon Master, Sorcerian ou encore Black Crypt. Drakkhen surfe donc sur cette tendance et laisse le choix pour la création de quatre personnages, construits selon leur sexe, leur classe et leurs points de caractéristiques, dans le plus pur classicisme du genre.
Une fois l'équipe créée, le joueur est lancé en pleine nature sans ménagement, et c'est là que les ennuis commencent pour les profanes. En effet, rien n'est expliqué, pas même les principes de base, tout étant laissé à la découverte du joueur, des mécaniques de jeu aux éléments de l'enquête menée ingame. Equiper ses personnages, se déplacer sur la carte, saisir la notion de personnage actif, comprendre la logique des combats, se plier à l'aventure et à l'exploration, il faudra un peu de temps de prise en main pour que le gameplay soit exploité dans ses moindres subtilités.
Concrètement, Drakkhen met en place deux styles de jeu différents : l'exploration pure, les voyages dans un environnement 3D sur une île assez vaste dont il est fortement recommandé de dresser une carte (ce qui fait partie du jeu, l'endroit étant vierge d'humains), et le dungeon crawling, qui consiste en l'exploration souvent périlleuse des nombreux palais, qui regorgent de pièces, secrets et personnages, amis comme ennemis. A noter qu'on croisera également de nombreuses images fixes, lors de la visite d'une chaumière, tente ou igloo par exemple, dont l'utilisation rappelle fortement le jeu d'enquête en point & click, puisqu'ils présentent des NPC dans une situation de dialogue.
Du point de vue sonore, Drakkhen frappe fort. La version DOS est un véritable massacre du travail de Charles Callet puisqu'elle se contente d'émuler quelques bips d'UC qui rappellent très vaguement les thèmes de l'Amiga. La version SNES, quant à elle, se voit amputée de tous les morceaux et sons préalables, remplacés par des compositions d'une qualité technique inférieure, et surtout d'un classicisme décevant. C'est ce point en particulier qui fait que Drakkhen me semble bien plus abouti, plus homogène, plus fin sur Amiga que sur toute autre plateforme. On y trouve de nombreux thèmes musicaux, d'ambiances sonores et quantité de sons en tout genre, l'ensemble ayant été composé de manière à ce que le guttural se fasse musical. Du thème d'introduction à la ritournelle des serviteurs dragons du palais d'Hordtkhen, les grognements sourds et reptiliens se mêlent à la musique, aux accents lourds de rituels millénaires. L'un d'entre eux se paie le luxe d'une inspiration éclairée, puisqu'il reprend quelques notes d'un thème fantomatique de Vangelis. Dans son ensemble, la bande son est une véritable réussite et épouse parfaitement tous les aspects du jeu.
Sur le plan graphique, on a donc pour les phases en extérieur une 3D simulée, qui détaille 4 environnements différents, avec chacun ses arbres, ses bâtiments, ses irrégularités et autres objets en sprites. La taille de la carte, immense pour l'époque, est pour beaucoup dans le désir d'exploration ressenti une fois lancé dans le jeu, et permet de se perdre assez facilement. Le jeu affiche également une alternance jour/nuit, qui présente la course du soleil dans le ciel (pratique pour se repérer), et joue de toute une palette de couleurs lors de l'aube et du crépuscule. Au delà de l'attrait plastique, cette brillante idée vient directement impacter le joueur, puisque la nuit assombrit forcément l'écran de jeu, en intérieur comme en extérieur, que les constellations, fixées trop longtemps, se muent parfois en monstres volants, et que l'heure de la journée est cruciale pour certains évènements, tels que l'accès à un palais, le déclenchement d'une scène précise, ou encore l'apparition de monstres ou de NPC. Si aujourd'hui, l'implémentation du système paraît anodine, en 1989 elle constituait une grande première.
Pour les phases en intérieur, on en revient à une valeur sûre, les tableaux en 2D à fausse profondeur. Chaque palais visité sera donc constitué d'un assemblage de ces tableaux, qui s'imbriquent au fil des portes franchies. Fourmillant de détails, on ne croisera jamais deux pièces identiques, d'autant plus que chaque palais possède ses caractéristiques propres en fonction de l'élément auquel il est affilié (eau, terre, air et feu). Outre leur diversité, ces pièces/tableaux ont presque toujours une particularité en hébergeant une action à entreprendre, un combat à mener ou encore un objet à ramasser.
Une fois à l'intérieur, on abandonne le clavier et les personnages sont dirigés à la souris, les uns après les autres ou tous en même temps. L'originalité du gameplay vient du fait qu'il mélange des éléments de point & click typique (la boîte d'actions) et des fragments de hack & slash. Le plus déroutant, c'est qu'on ne se battra donc jamais de manière directe, le seul choix laissé au joueur étant la définition d'un état passif ou d'un état agressif, via la boîte d'actions. Rien n'empêche cependant de gérer le déplacement de son personnage en plein combat, ce qui le sauve souvent des situations les plus délicates. Les combats nous permettent de croiser fers et griffes avec un bestiaire réellement impressionnant, allant du rat au dragon, en passant par des classiques revisités, des indéfinissables, voire même des ennemis tout à fait incongrus. Ainsi, il est possible de se battre contre des vagues ou des flammes, ce qui peut suggérer la place importante qu'occupe les éléments dans le scénario.
Ce scénario est d'une complexité étonnante, et sa profondeur est pourtant bien loin d'être une simple illustration vide de sens, chaque détail du travail d'imagination de Froideval trouve en effet un ancrage dans le jeu, de la subtile inscription sur une tapisserie à l'ordre de mission émis par l'un des princes dragons. Ce qui alimente richement l'expérience de jeu et fait de Drakkhen l'un des titres les plus scénaristiquement stables qui soient. En outre, il distille une ambiance de mystère, et pousse le joueur à croire qu'il aura toujours quelque chose à découvrir, quand bien même il aurait achevé l'histoire principale une dizaine de fois. Ce mysticisme, ce formidable brouillard de secret, est l'une des raisons qui font que Drakkhen n'est pas aisé à terminer. Et pourtant, c'est aussi ce qui lui donne cette saveur si particulière, qui fascine et excite toute curiosité.
La progression au sein de l'histoire se fait au rythme du joueur et de ses découvertes. Elle récompense naturellement les plus curieux, tout en sanctionnant gentiment les écarts de conduite. L'île est un vaste terrain de jeu qui offre une grande sensation de liberté, tout en étant construite de manière à ce que certaines zones soient visitées en fonction de la puissance des personnages. Il est relativement aisé de comprendre la logique qui régit l'ensemble et de suivre l'aventure de manière conventionnelle, la difficulté reste à ce moment très gérable pour ce qui est des combats. En revanche, afin de franchir les quelques énigmes et parvenir au bout de l'aventure, il est nécessaire de ne pas réfréner sa curiosité, et d'écouter attentivement les NPC, tous les indices nécessaires étant semés sur l'île, il ne tient qu'au joueur de les récolter.
Drakkhen demeure pour moi une réussite totale, un succès sur tous les plans, un pari ambitieux intelligemment relevé. Le souci du détail et l'étonnante profondeur de sa conception forcent le respect, tant ses qualités fondamentales balaient avec fougue les rares ombres qui passent pour des défauts lors des premières minutes de jeu. Une fois lancé, l'engouement est là, la fascination guette, l'addiction se profile. L'expérience complétée ne peut que cimenter cette sensation d'attachement pour une oeuvre audacieuse et pittoresque, qui mérite amplement une place de choix dans le panthéon des jeux vidéos. Si un seul jeu doit m'accompagner dans l'apocalypse, les disquettes de Drakkhen sont déjà prêtes.
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