Noir
La direction artistique de Frostpunk 2 se décline majoritairement sur un quadriptyque de couleurs opposées, où l'opposition dichotomique des couleurs contraste volontairement avec l'ambivalence permanente de tous les aspects de l'univers du jeu.
Dès la cinématique d'introduction, une veine saillante de noir contraste avec l'étendue glacée interminable, où le ciel se confond avec l'horizon, pour cette colonie désespérée et sans avenir, où la rage de vivre supplantera tout au long de la partie l'absence de plan au long terme.
Trust that the Sweward has a plan.
Si les étendues blanches cachent derrière chaque exploration et chaque point d'intérêt des ilots d'espoir pour arracher à l'enfer blanc les ressources pour quelques semaines de survie supplémentaire, leur absence de limite indique également qu'elles représenteront notre seul cocon, ou notre seul linceul, duquel aucun échappatoire n'est envisageable.
La contrepartie opposée de ce blanc se trouve au cœur du pétrole, reflet foudroyant de l'énergie à portée de main, représentant autant la solution aux problèmes les plus immédiats que la source de divisions fondamentales, et au cœur de tous les conflits et des mauvaises nouvelles, du trailer aux cinématiques de prologue et d'épilogue, quelles que soient les conclusions présentées.
Ce n'est pas pour rien qu'elle sera présente en permanence sur l'écran, où les tensions de la ville seront symbolisées par cette fiole de pétrole bouillonnante, pour nous rappeler que chaque ressource, chaque bienfait dont la population peut profiter, ne sont bien souvent que la promesses de problèmes à venir dans un terme plus long. Rien n'est jamais gratuit.
De la même manière, lors de chaque recherche, loi, ou décision sur le vif, la coloration des effets en bleu ou en rouge, pour indiquer des effets positifs ou négatifs, ramène un peu de manichéisme bienvenu. Mais on ne trouvera que bien rarement une couleur sans l'autre, rappelant sans cesse au joueur que rien. n'est jamais. gratuit.
Gouverner, c'est choisir
C'est au cœur de cette ambivalence que Frostpunk 2 viendra articuler sa philosophie, son message, et son intérêt. Qu'il est impossible de contenter tout le monde. Que quoi que l'on fasse, si prévenants que nos choix puissent être, la division et le mécontentement viendront toujours frapper à la porte de la société la plus rationnellement gouvernée. Que même quand tout le monde accepte de casser des œufs pour l'omelette, viendra inéluctablement un temps où il n'y aura plus d’œufs, que les poules voteront contre, et que le but du jeu n'est absolument pas de créer une société éternelle, mais de sauter de problème en problème, de solution de bout de ficelle en pillage d'une nouvelle colonie, de choix moraux douteux en sacrifices sordides. Les nouvelles runs s'articuleront toujours autour de la même séquence narrative, rendant encore plus poreuses les frontières entre jeu de gestion classique et système fermé où les mêmes évènements arrivent inéluctablement, malgré nos choix sans retour et nos efforts.
Les fins du jeu, au nombre de cinq et s'étiolant sur un spectre plus ou moins heureux, s'achèveront toutes sur une question ouverte, indiquant clairement que l'histoire ne prend pas vraiment fin, et mettant en exergue le caractère précaire de l'avenir.
Si la direction artistique très aboutie et vraiment maligne réussit à donner des sensations de froid même dans sous la couverture d'un intérieur confortable, il est toutefois à souligner certains défauts d'optimisation, quand le rendu d'une ville étendue viendra immanquablement à ralentir considérablement la fluidité des contrôles, allant jusqu'à ponctuer le son de grésillements très désagréables.
Au rang des défauts, on reprochera surtout une interface assez confuse, via une surabondance d'informations pas toujours bien amenés ; si des efforts bienvenus et bien pensés ont été faits, à l'instar du code couleur précédemment cité, et un vrai travail de clarification pour mettre aux mains des joueurs ce système somme toute complexe et aride, les objectifs vitaux, les différentes granularité d'informations pas toujours cohérentes, et une absence de hiérarchie des conséquences et des préoccupations viendront faire pester le Steward quand il comprend que tel problème était accessoire, tandis que tel autre signait la défaite du scénario.
Il est tout à fait possible aussi que je ne sois, à l'arrivée, qu'un piètre gestionnaire.
Le jeu démarque clairement sa proposition en ajoutant, aux aspects de survie et de gestion classiques, une dimension politique presque chimiquement pure, tant elle reflète des notions universelles et prégnantes de la vie réelle.
Les concepts aujourd'hui galvaudés de droite et de gauche sont ici représentés visuellement en permanence, et chaque choix que fera le joueur alimentera un zeitgeist divisés en trois paires d'axes incompatibles entre eux. Ces choix auront une conséquence tout à fait concrète dans le jeu, dans un va-et-vient permanent entre la confiance, la tension, les chances de voir une nouvelle loi votée, l'adhésion des différentes factions aux actions du joueur, mais aussi et surtout la production des ressources indispensables à notre survie, et la capacité des citoyens à s'en passer sans démettre le Steward de ses fonctions, donc le game over.
Le jeu que je ne terminerai pas
Il est très désarçonnant de mettre les mains sur un jeu pareil : le très profond pessimisme du propos s'ajoute au stress d'une gestion constamment sous tension (pas toujours bien renseignée), à la problématique immédiate venant inlassablement chasser la prévision au long-terme, à l'impossibilité de contenter tout le monde.
Steward, steward, hear us, steward
En cela cela, l'expérience du joueur se révèlera éprouvante et, somme toute, assez désagréable. Et malgré les qualités remarquables du titre, l'audace de proposer un jeu AA d'une telle finition et d'une telle noirceur, et après tout, ma note de 8/10 parfaitement consciente, j'ai volontairement refusé de terminer le titre. Je n'ai tout simplement pas envie, en ce moment, d'être trop froidement rappelé à une réalité qui n'est déjà que trop prévalente dans notre monde, jouissant pourtant d'une apparente abondance.
Car une des leçons que l'on retire de cette exploration de la société humaine sous stress, c'est que le titre prêtera mieux la parole à Machiavel plutôt qu'à Sun Tzu, quand ce dernier écrivait que gouverner, c'est prévoir, et l'autre, que gouverner, c'est faire croire.
Si le joueur évacuera sa crédulité consentie en se rappelant que l'univers est basé sur un évènement fictionnel climatique peu plausible, il se souviendra qu'une autre catastrophe, tout aussi mondiale, nous pend au nez ; les notions d'impermanence, d'inéluctabilité, et l'incapacité des sociétés humaines à agir pour leur propre bien, même sous un régime démocratique ("le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres"), auront eu cette fois-ci raison de mon envie extra-diégétique de voir les crédits. Cette exception, notable à mes habitudes de joueur, souligne l'exceptionnel pessimisme du titre, ainsi que de son exceptionnelle efficacité à la distiller.
J'ai, somme toute, tout autant envie de féliciter 11 Bits Studio que de les envoyer dans un camp de travail à Nidhiver.