Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr
A mi-chemin entre la science fiction et l’Histoire antique, l’imaginaire de Heaven’s Vault étonne : on y incarne une archéologue parcourant un étrange cosmos nuageux, où s’écoulent des rivières semblables à des chemins entre des « lunes » (en fait des gros cailloux) qui abritent des villes arabisantes, des forêts luxuriantes et autres temples poussiéreux. Isolée parmi ses collègues qui croient en un éternel recommencement de tout (une religion nommée « The Loop »), notre héroïne est une scientifique, une vraie : elle entend leur prouver que l’Histoire n’est pas cyclique mais linéaire, que les événements ne se produisent qu’une fois et que le passé se prolonge à l’infini, comme la vertigineuse frise chronologique que le joueur devra reconstituer au fil de ses découvertes.
UNE MISE EN ESPACE DE L’AVENTURE TEXTUELLE QUI NE VA PAS DE SOI
Heaven’s Vault est l’oeuvre d’inkle, studio passé maître en l’art de faire du jeu avec du texte (comme les « Livres dont vous êtes le héros » dont ils ne cessent de s’inspirer). Sans abandonner cette prééminence de l’écrit, leur dernier titre tente une audacieuse sortie de ce registre en mélangeant texte et exploration spatiale : on y progresse en se déplaçant dans des environnements, comme dans un jeu d’aventure traditionnel, mais l’écrit se réinvite partout sur notre chemin, des dialogues interactifs aux inscriptions sur les murs et objets.
Si Heaven’s Vault atteint des sommets d’écriture (on y revient), sa « mise en espace » du récit est, il faut le dire, moyennement réussie. Les personnages en images fixes, changeant selon l’angle de vue comme dans un stop motion ralenti, est une idée maline : elle permet au studio de s’épargner le coût d’une animation détaillée, tout en gagnant un effet de BD animée assez charmante. Quant aux décors, ils illustrent convenablement les lieux et atmosphères visitées eu égard au manque d’expérience d’inkle en matière de modélisation 3D… mais on ne peut s’empêcher de penser que l’on y perd au change, quand on connait le talent du studio pour décrire ses mondes par des textes qui offrent une matière riche et précise à l’imaginaire.
Avec l’exploration vient en outre toute une série de considérations ludiques qui finissent par peser sur l’aventure, longue de plus de 15 heures pas toutes égales, et dont les implications ont, semble-t-il, un peu dépassé les développeurs : au premier rang de celles-ci, la lenteur de la marche a pour effet d’engluer la progression entre les moments de jeux intéressants. Autre regret, l’absence presque totale de surlignage des zones d’interactions dans le décor (pas d’objets modélisés au sol, pas d’effet de surbrillance) nous oblige à le ratisser « à l’aveugle » pour ne rien oublier, la progression dépendant souvent de la quantité d’informations et d’objets récoltés. Quant aux voyages en bateau entre les lunes, ils finissent par être simplement laborieux et rébarbatifs par leur lenteur (encore), leur indistinction et leur intérêt ludique inexistant, sinon celui de débriefer les dernières découvertes par le biais de dialogues interactifs toujours plaisants (on les aurait préférés au premier plan, comme dans 80 Days du même studio). Ces lourdeurs, toutes de l’ordre de l’exploration spatiale, finissent par rendre pénible les fréquents allers-retours, alors qu’un simple système de raccourcis (ou de « téléportation de convenance », disons) auraient suffit pour les escamoter.
COMME UNE PLONGÉE AU CŒUR D’UN EXCELLENT RÉCIT
Heureusement, Heaven’s Vault est aussi malhabile et balourd dans l’action qu’il est brillant et gracieux dans l’écriture interactive : on a réellement l’impression d’y plonger comme au cœur d’un livre, dans un grand bain de matière textuelle dont on pourrait infléchir le cours en autant de récits que le jeu accepte de ramifications narratives… et l’on suspecte qu’elles sont nombreuses et parfois très distinctes, eu égard aux choix décisifs que le jeu nous demande de faire de façon régulière. L’un des nombreux attraits des récits du studio, c’est qu’ils nous font accepter et aimer ce qui nous arrive sans regret pour leurs alternatives : il y a une positivité essentielle dans l’écriture, comme si chacune des nombreuses versions du récit émergeant de nos choix était aussi nécessaire que les autres, aussi « voulue » que les autres par ses auteurs, sans qu’aucune compétition de valeur ne vienne les départager.
Le jeu ne se place en effet jamais dans une posture de sanctionneur ou de distributeur de bons points, il ne fait jamais valoir le mérite où le démérite de nos options de jeux : tous les fils du récits semblent avoir la même étoffe littéraire, tous semblent portés par une même « soif d’histoire », tous contribuent à nous faire pleinement aimer et accepter ce qui nous arrive, et donc l’irréversibilité de nos choix. Conséquence, côté ludique : on s’embarque dans nos options narratives avec la même gourmandise que les scénaristes, par la grâce, notamment, d’un système narratif assez miraculeux dont le mystère n’est jamais rompu tout au long du jeu, et qui semble s’adapter aux moindres tours et détours de nos décisions en ne faisant que rarement sentir la « superstructure » narrative commune à tous les run. Cela tient du prodige.
LE CAPTIVANT JEU DE LA TRADUCTION
Ajoutons que les dialogues sont non seulement captivants par les thématiques qu’ils abordent, toujours avec consistance (les émotions d’une I.A., science contre croyance, le sens de l’Histoire…) ; ils sont aussi un terrain d’exploration en soi : il n’est pas rare que l’on tombe sur une précieuse info débusquée dans les tréfonds d’un dialogue, que l’on ressent comme unique à notre partie singulière (même si c’est faux, c’est l’illusion qui compte), et qui nous permet de rebondir vers rien moins qu’une nouvelle zone explorable. Mais le plus fort, c’est encore ce qui relie Heaven’s Vault à son thème premier. Notre héroïne, rappelons le, est archéologue, et en bonne archéologue, elle passe son temps à fouiller son environnement à la recherche de signes porteurs de sens – exactement comme nous dans un jeu-vidéo, soit dit en passant -. Cela tombe bien, le décor abonde de signes, sous formes d’inscriptions dans une langue oubliée – et inventée pour le jeu, effort remarquable – qu’il nous faudra traduire mot par mot, signe par signe.
Le jeu en tire sa meilleure section, une sorte de grand puzzle-game linguistique aux nombreuses entrées logiques consistant à nous proposer, pour chaque groupe de mots, plusieurs options de traductions. Parfois, c’est le contexte qui nous éclaire sur ce qu’il faut choisir – une inscription trouvée sur un bateau peut, par exemple, permettre de trancher vers le champs lexical de la mer ou de la liberté -. Parfois, c’est la forme du signe qui pointe dans la bonne direction (on n’en dira pas plus pour ne pas éventer vos découvertes), quand ce n’est pas sa position qui implique son rôle grammatical dans la phrase. A la manière de Return of the Obra Dinn (dont il reprend le système de validation après deux réponses valides), le jeu déductif de Heaven’s Vault fait feu de tout bois et, tout en augmentant progressivement la complexité des phrases qu’il nous propose, nous laisse pleinement libre de nos interprétations, dans les erreurs comme dans les réussites, faisant de la linguistique un terrain de jeu étonnamment captivant. Dommage, dès lors, qu’inkle n’ait pas réussi à se réinventer « game-designer » dans l’espace et l’action pour réussir, dans un coup double, ce qui aurait pu être un chef d’oeuvre incontestable.
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