Il faut qu'on parle de Senua's Sacrifice. Jeu que j'ai découvert grâce aux chroniques de Julien Annart dans "Empreinte Digitale", et qui nous fait une proposition unique (je vous fait le pitch, et oui y aura des SPOILERS) :
Une guerrière Picte souffrant de psychose décide de se rendre en terre Viking pour retrouver la Déesse Hela afin de lui réclamer l'âme de son bien aimé qui a été assassiné lors d'une invasion par lesdits Vikings. Ah oui, et elle porte la tête de ce pauvre amant occis à la ceinture, dans un sac de jute.
Je sais pas vous, mais moi ce genre de proposition ça m'emballe direct.
Décomposons rapidement :
Une guerrière Picte. Les Pictes étaient un peuple celte dont le nom provient du fait qu'on pense qu'ils se tatouaient (Pict = image, donc), dont on ne sait pas grand grand chose mais dont on a fini par conclure qu'ils ont été lentement assimilés aux populations de la région avec le temps. On parle des années 800 et quelques. Senua est le nom d'une déesse picte découverte il y a quelques années (en fait traduite plus correctement en Senuna par la suite), et c'est cette découverte et ce nom qui marqueront Taheem Antoniades, le directeur créatif du jeu et du studio Ninja Theory. Donc voilà : on joue une guerrière Picte, et ça me fait rêver.
Psychotique. Elle souffre de maladie mentale à une époque où cette catégorie n'existe pas, et où on associe ce genre de choses à des pouvoirs surnaturels ou des malédictions (pour faire court). Concrètement, dans le jeu, cela signifie qu'on entend des voix qui font partie intégrante de l'expérience de jeu. Le studio a collaboré étroitement avec une fondation de recherche en maladie mentale et de soutien aux personnes concernées, et ils ont fait des focus group et des tests de jeu avec des personnes psychotiques pour s'assurer de correctement représenter la réalité de la psychose. Quand je dis que ça fait partie intégrante du jeu, ça signifie par exemple que les voix servent à guider le joueur/la joueuse sur des choses aussi simples que "attention derrière toi" pendant un combat", en donnant des indices, ou plus subtilement en s'adressant à Senua, en brisant sa confiance, en lui rappelant sa culpabilité par rapport à un épisode donné de sa vie, etc. Il n'y a aucune interface à l'écran (pas de barre de vie, de minimap, de boussole ou d'objectifs indiqués) donc TOUT se fait par ce que l'on voit et surtout entend. C'est un travail incroyable et d'orfèvre, amplement documenté dans leur Dev Diary disponible sur leur chaîne youtube, que je vous recommande vivement. Autre élément lié à la psychose, la plupart des chaînes de gameplay (actions typiques requises pour faire avancer le jeu) sont des comportements typiquement psychotiques, tel que trouver des patterns dans la nature ou les bâtiment pour les faire correspondre à des runes, réorganiser sa perception du monde pour faire apparaître un passage, ou confronter une peur pour faire apparaître de nouvelles capacités. On ne s'en rend pas compte en jouant, mais en fait c'est une traduction EN JEU du processus créatif implicite à l'activité psychotique. Je vous laisse contempler le vertige de ce que ça signifie en terme d'innovation vidéoludique.
En quête de rédemption. Concrètement le jeu oscille entre des phases d'exploration du monde en mode psychotique, et des phases de combat durant lesquelles la perception de Senua de ses ennemis les fait apparaître comme déformés et empruntant aux royaume animal, allant même parfois jusqu'à les dépeindre comme des ombres, métaphore (mais concrète, puisqu'elle peut en mourir) de la maladie qui la ronge. C'est en se concentrant (par une capacité appelée Focus) qu'elle peut brièvement rendre un tel ennemi visible et touchable pour le vaincre. La maladie qui la ronge est par ailleurs la seule condition d'échec du jeu : si on échoue trop de fois, la pourriture (the Rot) qui atteint les veines de son bras progressent lentement. Si elle atteint la tête, fin de partie. Bref, le système de combat est génial lui aussi. Il n'est jamais expliqué (pas d'interface, toujours) mais repose sur une idée simple : Senua est une guerrière qui sait donc se battre et dispose de quelques techniques efficaces qui, si elle les applique avec lucidité, lui assurent de pouvoir gérer même un groupe d'adversaires conséquents. Pour rester lucide, elle doit écouter ce que les voix lui disent durant les affrontements et sélectionner lesquelles écouter. Il y a en effet plusieurs voix, moqueuses, inquiètes, soutenantes, proches, lointaines, ... Et elles permettent de se positionner correctement (en avertissant des actions des adversaires qui sont hors de son champ de vision par exemple), de savoir quand passer à l'offensive (une voix dira "il en est presque fini avec lui!")... Du coup, quand on fait corps avec Senua et qu'on se prête au jeu de la psychose on parvient à des combats fluides qui donnent une vraie sensation de puissance, de compétence et d'efficacité. Si on ne le fait pas, c'est mou et gauche, on répète deux trois frappes pour progresser et on tombe souvent. Être psychotique (dans les termes posés par le jeu) est donc une condition de réussite. Implicitement cela pose un discours positif et constructif sur la "maladie mentale" en la décrivant à juste titre comme une forme de construction du réel tout aussi normative et créative que la construction normalisée des gens "sains", et opère donc un déstigmatisation de la maladie. Vertige.
La rédemption, l'accomplissement de la quête, qui est une descente dans la psychose pour résoudre un traumatisme et un deuil, passe par le fait de rentrer dans la logique même de ce qui fait que Senua est Senua, en faisant passer son maladie d'un statut négatif stigmatisé à celui d'une force structurante de sa vie et une condition de possibilité du respect de ses valeurs intimes (loyauté, honneur, justice). Le jeu ne prend donc pas sa psychose comme prétexte pour un scénario de background justifiant la mise en place d'un loisir combatif (il y a d'ailleurs des chapitres entiers du jeu sans aucun combat et où Senua n'a pas d'arme). Il en fait le cœur du gameplay de façon cohérente et subtile.
Tout cela, et la qualité de la réalisation en général (il faut d'ailleurs voir à qui ils ont confié les musiques, ce type est incroyable) me font me dire que 10 est la note minimale de ce qu'on a sous les yeux, dans les oreilles et les mains. Il s'agit une nouvelle fois d'un de ces produits que le terme de "jeu" ne peut suffire à décrire, il s'agit d'une oeuvre culturelle qui réussit à investir un média généraliste et de divertissement pour y apporter une contribution fondamentale à la compréhension d'autrui, des autres qui n'ont pas de voix, mais en entendent beaucoup. Pour un coup d'essai, un coup de maîtres.