Damasio, à la verticale
Don't Nod s'émancipe de ses habituelles aventures narratives très orales, avec les Life is Strange et consorts, pour nous raconter une histoire toute en texte et en contexte. Une narration style...
le 27 nov. 2023
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Jusant est un jeu publié par Don’t Nod Paris mardi dernier. Du genre exploration et vaguement plateformer grâce à une mécanique d’escalade, il balade le joueur durant les cinq heures et les six chapitres de son voyage le long d’une sorte de grande tour montagneuse à parcourir, traversant plusieurs biomes et plusieurs climats assez harmonieusement reliés entre eux.
Le jeu a des qualités mais aussi des défauts relativement structurants.
On a affaire avec ce Jusant à une œuvre qui s’inscrit dans un corpus maintenant mine de rien assez conséquent, que j’ai découvert personnellement avec Grow Home en 2015 et qui consiste en gros en un ensemble de jeux se limitant à un ample niveau à parcourir verticalement : Grow Home (qui a déjà la même structure) et Grow Up, Getting Over With It, Only Up, Short Hike et toute une flopée de FPS minimalistes sur Steam qu’il serait inutilement long d’énumérer ici, sans compter les influences de tous ces titres (parmi lesquelles il semble bien devoir faire figurer Ico).
Jusant, malgré son léger surcroît de gameplay, prend aussi le prolongement d’expériences à la Journey où l’on prétend vouloir limiter l’intérêt du titre à une balade poétique plus ou moins abstraite qui vaut par son contenu et son côté happening plus que par son fond ou sa narration.
Mais Jusant se montre bien plus concret de ce côté-là et c’est là que ses limites les plus saillantes apparaissent d’abord. Il faut peut-être quinze ou trente minutes pour savoir comment Jusant va se terminer, puisque toute forme de suspens est détruite dès lors que le protagoniste dégaine de sa besace à mystère la bestiole qui va servir de prétexte à l’ascension. Et vous serez déçus de constater qu’après cinq heures l’œuvre se finit exactement comme le milliard d’anime, de films, de BD ou autres que vous avez déjà vus sur le même motif narratif,
avec l’abandon du compagnon qui se retourne une dernière fois puis rejoint les siens une fois qu’il a servi de pile / sacrifice / prophète / ce que vous voulez sur son autel approprié.
Jusant a une narration par documents également assez laborieuse, qui parfois fonctionne bien pour vous donner l’illusion que ce monde que vous traversez a été peuplé (mais bon on se tape cette technique depuis Resident sur ps1 et elle est systématisée depuis Bioshock, ça commence à gonfler – HS d’ailleurs mais je suis en train de me casser les nerfs sur Control pour la même raison – ) mais qui a tendance à faire rentrer au chausse-pied des préoccupations tellement contemporaines qu’elles cassent complètement l’immersion dans cet étrange monde mi-miyazakien mi moebiusien. Je ne pense pas forcément à l’écriture inclusive qui a fait jaser certains mais plutôt à ces lettres où on évoque une cantine populaire autogérée, la crise environnementale ou l’attitude des élites face aux changements climatiques avec des énormes sabots. Rarement autant qu’en jouant à Jusant vous n’aurez l’impression d’être à un mauvais meeting d’un groupe de green-washers en open space.
C’est d’autant plus dommage que l’ensemble de la direction artistique de Jusant s’en sort globalement très bien. Le sound design est au top, la musique est plus que convaincante (jouez au casque), les environnements sont de haute qualité (le chapitre 6 et sa fin sont intéressants, même si le pay-off de toute l’escalade aurait pu aller plus loin) et permettent déjà une vraie bonne narration par le décor que ces lettres balourdes viennent répéter sans nécessité – malgré un manque d’appétence personnelle pour la bestiole informe et la fadeur du Sonneur qui n’est qu’un personnage-prétexte impersonnel, recouvrant simplement un mapping de touches. Dans ce cas-là il faut avoir l’intelligence de Journey et le nimber de mystère en lui foutant une burka. Passons.
Un peu difficile, donc, de sortir un avis tranché de ce que propose un jeu auquel on pourrait coller un passage en revue pré-rempli et cliché de critique pas inspirée qui commente une énième prod’ de japanimation (c’est poétique parce que y a les oiseaux, le voyage et pas la destination, un joli conte écologiste et cie).
Je crois qu’ultimement, le manque de radicalité de Jusant malgré l’attrait de sa mécanique de grimpée à deux gâchettes ne va pas lui permettre de faire briller un travail de DA qui est largement au-dessus de la moyenne. Et c’est bien dommage.
On a, encore une fois sur ces types de prod’, affaire à un gâchis de talent faute de capacité à tenir une écriture (verbalisée ou non) qui peut se hisser à la hauteur de son écrin.
Je ne suis pas sûr d’avoir cinq ou six heures de temps à perdre sur la plus belle ascension de montagne qui n’a que ça à m’offrir de bien, et qui a beaucoup de maladresses à me montrer ailleurs. Et je dois bien préciser que j’ai fait le jeu « gratuitement » sur le pass.
PS : c'est l'Amerzone avec des poissons. Lisez Sokal ça prend pas quinze ans et on passe à autre chose.
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le 2 nov. 2023
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