"Ce n'est pas la destination qui compte c'est le voyage".
Dans le fond c'est une phrase qui m'a toujours plu. Elle permet de dire assez facilement que nous avons trouvé quelque chose à l’œuvre, qu'à un moment précis le propos a fonctionné sur nous.
C'est bien tout le problème avec Kentucky Route Zero : et si le voyage comme la destination n'avait aucun sens ? Et si ce que nous étions venus chercher pour une raison ou pour une autre n'était pas là ?
Conway est un chauffeur-livreur, il doit effectuer sa dernière livraison, au 5 Dogwood Drive. Après avoir réalisé qu'il était perdu, il se rend à la station essence Equus Oils et y apprend que l'adresse qu'il recherche est sur la Zero.
Notre but premier sera donc de trouver un moyen de nous rendre sur cette Zero et de livrer ce matériel. Mais plus le jeu avance, moins cette destination n'a de sens, tout comme la Zero, une route hors de l'espace et du temps, un monde à part entière dans lequel les règles sont tordues.
Au cours de nos pérégrinations, de nombreux personnages vont nous rejoindre, la douce Shannon dont les parents sont morts dans une mine de charbon tenue par une compagnie électrique, le jeune Ezra, qui vit dans une maison exposée dans un musée à côté de nombreux voisins et qui a pour frère un oiseau géant qui déménage l'habitation tous les soirs pour aller en forêt.
Kentucky Route Zero fait appel au Réalisme Magique, la magie dans le quotidien. Ainsi il n'est pas choquant de voir des ours au 2ème étage d'un bureau, anciennement église dont les gargouilles ont été remplacées par des télévisions diffusant des spots en boucle
Ce surréalisme constant permet 2 choses :
- Tout d'abord un mélange des genres et des points de vue narratifs. Grâce à ce procédé le jeu met encore plus en avant le côté nonsensique de notre quête car à force de traverser ces décors, de rencontrer ces personnages, nous nous perdons un peu nous-même dans cette recherche du 5 Dogwood Drive.
- De mettre en avant des personnages complètement perdus dans la vie. Les oubliés du capitalisme ? Oui, car le jeu est très critique de ça, mais pas seulement. Je ne pense pas que ces personnages aient à un seul moment cru dans le rêve américain, ce sont des personnages lambda, qui vivent leur vie sans vraiment se poser de question jusqu'à ce qu'elle leur éclate à la figure : à quoi bon ? Si Conway a une réponse à cette question dans l'histoire, ce n'est pas le cas pour les autres. Shannon semble poursuivre une chimère, Ezra nous suit sans savoir pourquoi, Johnny et Junebug sont juste curieux
Et ce tableau de personnage ne va pas vraiment se construire sous nos yeux car nous construisons ces personnages. Via des choix de dialogues nous donnons du sens à cette quête, à ce qu'ils y cherchent, nous bâtissons leur passé, nous posons nous-même les questions auxquelles nous répondront dans quelques heures.
Car si sur la Zero peu de choses ont du sens, nous, le joueur, pouvons chercher à lui en donner. Si le jeu semble assez clair dans ce qu'il veut raconter, nous arrivons tous avec notre bagage culturel, nos références et des thématiques qui nous sont propres. Le jeu questionne-t-il autant l'absurdité de nos actions quotidiennes ou l'ai-je simplement ressenti ainsi ?
Ce genre de questions me renvoie directement à mon rapport avec la poésie et la raison pour laquelle j'ai toujours détesté les études de poème. Pour moi la poésie ça ne s'étudie pas, ça se ressent, c'est d'ailleurs pour ça que les Fleurs du Mal trône tout en haut de mon top 10. Si le spleen de Baudelaire se définit, c'est avant tout quelque chose que nous nous approprions, et tout ça c'est seulement si nous cherchons à mettre du sens à ce que nous lisons. Et dans mon analyse de l’œuvre, ce que j'y vois, ce que j'y trouve, n'appartient qu'à moi.
C'est peut-être pour ça que l'acte 3 de Kentucky Route Zero avec sa chanson m'a autant touché, car ce que j'y ai lu m'a frappé en plein cœur. Mais peut-être que pour d'autres il ne s'agira là que d'un passage prétentieux et sans grand intérêt.
Alors que retenir de tout ça ? Et bien sur la forme il y a un exercice narratif évident, un jeu qui prend un malin plaisir à éviter à tout prix les codes habituels des récits. Il y a également une critique évidente du rêve américain, du capitalisme outrancier qui délaisse complètement les individus.
Et dans le fond il y a peut-être allégorie sur la détresse, sur la perte de repères et sur l'espoir. Kentucky Route Zero s'écrit à deux, c'est un dialogue entre le joueur et ses créateurs, une discussion sur la raison de votre présence ici, manette en main. Et quand l'écran noir de fin s'affiche, il nait une sensation. De la frustration de ne pas avoir une conclusion comme on l'attendait ? Une fascination de ce qu'on vient de vivre ?
Ne laissez surtout pas partir cette sensation, car c'est probablement ça que vous êtes venu chercher sur la Zero.