A la recherche du temps restant

Une pluie battante s'abat sur une jeune femme, désorientée et le regard hagard, alors que le vent gronde et semble tout balayer sur son passage. L'obscurité est omniprésente : des éclairs transpercent le ciel et illuminent par intermittence la côte d'Arcadia Bay. Une gigantesque tornade se dessine à l'horizon et s'apprête à foncer droit sur la ville. La jeune femme assiste impuissante à cet effroyable spectacle, peu avant de se réveiller. Etait ce un rêve, ou une prophétie adressée à l'héroïne, Maxine Caulfield ?
Le début de Life is Strange interpelle directement le joueur sur les enjeux à venir : celui/celle-ci sera confronté dans cette oeuvre à de véritables dérèglements et à des situations extraordinaires. Il sera question de la notion de catastrophe et d'apparence : comment est ce que dans un cadre à priori commun et inoffensif peuvent surgir des menaces portant atteintes aux individus d'une communauté ? Le temps devient une source pour agir et empêcher l'irrémédiable de se produire. Maxine Caulfield, alias "Mad Max" ou encore "SuperMax", a une semaine pour élucider le mystère de cette possible prédiction et tenter de la contrecarrer.

Max est une jeune étudiante en photographie à la prestigieuse académie de Blackwell. Passionnée par les selfies, elle se définit comme un "véritable appareil photo vivant" et pose son regard subjectif et rempli d'empathie sur l'environnement. Elle tente en permanence de capturer l'instant, et ne rate jamais aucune occasion pour prendre en photo le quotidien. Cet amas de photos crée une cacophonie d'images et de réalités qui prennent physiquement forme sur le mur de sa chambre. Cette profusion de "fragments de temps" pour citer Mark Jefferson, le professeur préféré de Max, souligne la nécessité de devoir former, ou reformer, le puzzle de la réalité pour mieux l'éclairer. Une fois ce travail de reconstitution terminé, les masques tombent et la véritable nature des individus peut potentiellement apparaître, tel un monstre tapi dans l'ombre et surgissant dans le flash d'une photo instantanée.

Une profonde mélancolie est présente dans Life is Strange. Le personnage principal revient à Arcadia Bay, sa ville natale, après avoir effectué une grande partie de sa scolarité à Seattle. Ce retour est une chance de se ressourcer, et également d'y retrouver sa meilleure amie d'enfance : Chloé Price. Les deux amies ont deux caractères antagonistes : Max est sage, réservée et a peu confiance en elle, tandis que Chloé, en véritable punk et tête brûlée, agit de façon démesurée en véritable bombe à retardement émotionnelle. Leurs retrouvailles seront l'occasion pour elles de se rapprocher, d'exprimer leurs personnalités et d'entamer une enquête afin de retrouver une personne qui a récemment disparue et chère à Chloé : Rachel Amber. Telle Laura Palmer dans la série télévisée Twin Peaks, Rachel est un véritable paradoxe : elle est omniprésente malgré son absence. Véritable "prisme qui capte à la fois l'ombre et la lumière" pour citer Samuel, le concierge de l'établissement, elle hante les couloirs de Blackwell et semble fixer le joueur du regard à travers ses avis de recherche. Chaque étudiant semble porter un souvenir d'elle, ou détenir un secret la concernant. Les deux protagonistes de Life is Strange, en véritable Sherlock Holmes et Dr Watson des temps modernes, partent à la recherche de Rachel afin d'élucider le mystère de sa disparition.

De manière inattendue, Max se retrouve en possession d'un pouvoir qui dépasse la logique et la connaissance humaine. Ce pouvoir, dont l'origine reste inconnue, elle va apprendre à le canaliser et à le maîtriser afin de contribuer à l'enquête et de potentiellement faire le bien, ou le mal : seul le joueur prend les décisions et doit les assumer pour le reste de l'aventure. Contrairement à l'adage, le retour en arrière est rendu techniquement possible, mais il incite le joueur à questionner ses actions : quoiqu'il arrive, le joueur devra prendre une voie. Il ou elle devra assumer ses choix pour découvrir la morale amère de Life is strange : il n'y a pas de bons ou de mauvais choix, mais uniquement des dilemmes moraux qui mettent à mal la sensibilité du joueur pour l'emmener hors de sa zone de confort.

Au fur et à mesure que l'enquête progresse, l'étau se resserre. Telle une saison de True Detective, l'ennemi n'est pas toujours celui que l'on attend et prend des apparences à priori communes et banales, pour mieux révéler sa perfidie et sa folie. Le tueur en série de Life is strange méprise la condition humaine au nom d'une cause subjectivement supérieure et moralement douteuse. En véritable misanthrope et égocentrique, le meurtrier saisit parfaitement toute l’ambiguïté du verbe anglais « to shoot » pour mieux la sublimer et l'exprimer à sa façon de manière perverse et illégale. Cette révélation hantera et glacera pendant longtemps les joueurs tant il est surprenant de se retrouver face à un démon aux airs d'ange. De plus, ce choc, ainsi que le scénario du jeu, invite le joueur à poser un regard rétrospectif sur l'ensemble de l'aventure pour juger de la vanité et de l'impuissance de ses actions. Après tout ce temps, est il toujours possible de faire machine arrière ?

Life is strange est une invitation au voyage qui joue avec les notions de temporalité et d'espace. Il aborde avec sensibilité le thème de l'adolescence et de l'entrée dans le monde « adulte » en analysant nos émotions, notre manière de percevoir notre environnement et les sacrifices que l'on est prêt à effectuer pour autrui. La conclusion du jeu désorientera profondément le joueur, et le laissera hagard face au choix final qu'il ou elle a à effectuer, tout en posant un regard nostalgique sur le déroulement de l'aventure. A défaut de devoir capturer le présent, Life is strange invite plutôt à prendre le temps de savourer et d'apprécier le temps non pas pour l'apprivoiser, mais pour le ressentir et le faire durer, aussi longtemps que possible.