La Vie est belle
Life Is Strange pourrait être défini de bien des manières mais ce que ma mémoire de joueur retiendra c’est qu’il s’agit du premier jeu vidéo m’ayant donné le sentiment d’être humain. Jamais une...
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le 3 févr. 2015
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Saisissant. C’est l’adjectif que j’utiliserais si l’on me demandait, là, tout de suite, de qualifier ce jeu vidéo Made In Paris que je viens tout juste d’achever. Oui, saisissant de par une beauté exceptionnelle que l’on retrouve tout au long de l’aventure, aussi bien dans l’histoire et les différents thèmes qui y sont développés que dans l’image, le son ou l’expression. Saisissant aussi de par son caractère émouvant, novateur et authentique qui va très vraisemblablement marqué les histoires du jeu video et du cinéma au fer rouge.
Pour commencer, j’ai vraiment apprécié, comme beaucoup d’ailleurs, le cadre de l’histoire, à savoir : la relation entre d’une part une nouvelle élève timide et réservée, peu sûre d’elle, peu intégrée et peu sociable, passionnée par les technologies et par la culture qui leur sont associées, et d’autre part une jeune fille dépressive, affublée d’un look punk et d’un mode de vie de routard, écrasée par le poids d’un passé lourd à porter et persuadée que le monde entier est contre elle, qui finalement préfère se dissimuler sous l’étendard de la rébellion en pensant peut-être que pour en finir avec tout ça, il n’y d’autre solution que l’anarchie.
Ces deux archétypes, qui pourtant étaient si éloignés, se retrouvent et redeviennent les meilleurs amis du monde qu’ils étaient, puis ils s’aventurent au beau milieu d’un immense boxon dans lequel se trouve un lot de talonneuses embourgeoisées au ton hautain et à l’attitude mesquine qui fricotent avec des gosses de riches forcenés et pourri gâtés, tandis que les gens haut placés, tout aussi élitistes, préfèrent jouer aux aveugles et faire mumuse avec les richissimes enflures du coin au lieu de régler les problèmes. Tous à leur manière s’amusent à faire régner la terreur sur le campus de l’Académie Blackwell se situant aux abords d’Arcada Boy, une petite ville côtière de l’Oregon où le temps ne semble rien annoncer de bon.
On retrouve ainsi des thèmes sociétaux aussi actuels que divers, ce qui est, semble-t-il, assez rare pour un jeu video. Parmi eux on peut recenser : le blé, l’élitisme social, le harcèlement scolaire, l’omniprésence des drogues mais aussi l’adolescence, la famille, la solitude, l’amitié et l’amour – oui, car n’allez pas me faire croire qu’il ne s’agit là que d’amitié, ce serait vraiment se fourvoyer que de croire en une chose pareille ! Bref, on pourrait m’objecter qu’il n'y a là rien d’exceptionnel, rien de plus que des thèmes récurrents, recyclés, déjà abordés maintes et maintes fois par un nombre considérable de séries B – ce qui est parfaitement vrai.
Or je rétorquerais aussitôt qu’il s’agit là d’une première pour un jeu video, que l’interactivité permet au joueur de prendre pleinement conscience du problème, de le ressentir tel qu’il est présenté, ce qui à mon sens n’est pas possible autrement, c’est-à-dire en regardant un film ou en lisant un livre – du moins pas au même degré. Le potentiel d’interactivité est donc avéré ; il est même exploitable, et n’en est qu’à ses débuts.
Ainsi ceci aurait peut-être le mérite de contribuer à donner un nouveau souffle aux jeux video, en montrant par exemple aux plus sceptiques qu’il y a bel et bien des points positifs à y jouer, et que ces derniers n’ont pas été conçus dans le seul et unique but de pervertir l’humanité en déchainant l’expression des violences les plus fortes. Ce jeu video, en essayant de toucher plusieurs publics, symbolise manifestement le combat acharné pour la reconnaissance universelle du genre qui accompagne le progrès technologique et qui vient tout juste de naître.
Mais je n’en ai pas fini avec l’histoire, et j’ai bien l’intention de démontrer qu’elle supplante en tout point la pauvreté d’une quelconque série B. J’ai trouvé assez osé de proposer une enquête au menu. D’ailleurs cette enquête n’est pas excellente ; elle n’arrive pas à la cheville d’un Hercule Poirot. Toutefois, l’idée est louable, et à vrai dire elle est plutôt bien traitée. On associe ainsi aux précédents thèmes ceux du thriller : le suspens, cette tension narrative qui nous prend aux tripes, est bel et bien présente ici.
Mais surtout, elle coïncide parfaitement avec le reste et s’aligne merveilleusement avec les autres ressentis que l’on peut avoir tout au long du récit. Par exemple, la construction épisodique et les autres particularités narratives se juxtaposent allègrement au suspens de l’enquête.
Enfin, il est temps d’aborder un dernier point sur le fond, et non des moindres : l'intrigante mais judicieuse symbiose entre le réalisme et la fiction. On décide d’offrir au personnage une capacité : celle de manipuler le temps. Là aussi, l’idée paraît facile et risquée ; le navire risque de crouler s’il est surchargé. Et pourtant, cette immersion dans la science-fiction permet paradoxalement à la galère de résister, notamment en octroyant au scénario un certain rééquilibrage.
Puisqu’elle est l’assise des choix, cette capacité est primordiale ; c’est en partie sur celle-ci que repose la possibilité de choisir, possibilité qui n’est autre qu’une des caractéristiques-clé de ce jeu au sens où elle permet à la narration d’exister et de s’épanouir pleinement au sein de l’œuvre qu’elle habite.
Par ailleurs, là où le scénario paraissait lourd et peu raffiné, cette capacité constitue un outil permettant de lier plusieurs idées qui n’avaient pas de rapport au départ, de clarifier certains points scénaristiques, en somme de fluidifier et de diversifier les péripéties et de faire en sorte qu’elles ne versent pas dans la monotonie, voire pire, dans l’incohérence.
A cela s’ajoute une multitude de personnages qui jouent tous plus ou moins leur rôle dans l’histoire ; c’est une palette éclectique composée de plusieurs personnalités que l’on nous offre à découvrir. Tous ont leur mot à dire, leur monde à découvrir et leur expérience à partager. De fait, nous avançons tout le long de l’aventure, un pinceau en main, afin de reproduire le tableau des personnalités renfermé dans le scénario qui ne cesse d'évoluer au fil des temps. On a ainsi un formidable travail sur l’identité des personnages qui n’est pas anodin.
Il est vrai qu’avec tant d’éléments, il serait assez aisé de se perdre dans le jeu et de sombrer dans la confusion. Pourtant, tout est bien ficelé, tout est bien agencé. En dépit du scénario consistant, on ressent paradoxalement certaines lenteurs. De toute manière, on dispose d’une certaine marge de manœuvre permettant de passer à côté de certaines choses, ce qui permet d’accélérer quelque peu le rythme de la narration.
Mais je continue à penser qu’il vaut mieux tout faire, qu'il convient de profiter du contenu et de la cadence. Honnêtement, c’est un plaisir de tout découvrir, de pénétrer entièrement dans cet univers en s’attardant sur tous les détails, en fouillant partout et toujours, en s'enfonçant dans le symbolisme de l'oeuvre, en essayant de comprendre le plus de choses possible, en faisant exploser la durée de vie de ce jeu plutôt malléable... Plus l’immersion est intense, plus les émotions ressenties le sont ; c’est un cercle vertueux qu’il serait stupide de briser ! Le jeu fait tout, absolument tout ce qui est en son pouvoir pour intéresser celui qui y joue. Il faut simplement accepter de se laisser porter par l’œuvre, il faut savoir apprécier son rythme lent et ne surtout pas chercher à y remédier.
Or, l’immersion est aussi et surtout favorisée par le style, le design du jeu video, cela va de soi. Ces éléments ne sont pas de vastes artifices mis au service du scénario qui seraient simplement là pour dissimuler d’éventuelles bavures ou bien pour compenser un échec de fond.
Bien au contraire, fond et forme se complètent et travaillent de concert. Je dirais même plus : ensemble, ils déterminent la profondeur de l’œuvre et son attractivité, c’est-à-dire l’effet qu’elle est capable de produire sur le spectateur ; ils symbolisent de ce fait tout le potentiel d’un jeu, et ensemble ils définissent plus que jamais son authenticité.
Ainsi, si le scénario peut paraître bateau ou bâclé aux yeux de certains, c’est bien le style ici qui vient forger la singularité de l’œuvre en la transcendant.
Bien que j’adore les graphismes puritains qui aspirent à un réalisme toujours plus intransigeant – aspiration revendiquée par Beyond : Two Souls par exemple –, j’ai particulièrement apprécié ceux de Life is Strange. A mon sens ils concordent parfaitement avec le scénario. Comme nous l’avons déjà observé précédemment, l’histoire est à la charnière entre réalisme et fiction, et ce faisant, force est de constater que les graphismes s’inscrivent eux aussi dans cette perspective. Tout en préservant une pâte soignée et colorée, les graphismes présentent un petit côté d’animation réussi et particulièrement agréable.
Mais le réalisme de l’image n’en est pas pour autant altéré : les différentes positions de la caméra, les plans globalement judicieux, la manière avec laquelle les personnages interagissent ainsi que les autres techniques empruntées à la cinématographie viennent précisément contrebalancer ce singulier « effet anim’ » et permettent par la même occasion de renforcer l’immersion dans l’histoire.
Outre cela, les soins apportés aux détails et aux couleurs sont remarquables ; l’effort réalisé afin de représenter les bâtiments, les paysages et les catastrophes est tout aussi louable.
Concernant l’image, le seul reproche que je ferais au jeu est qu’il n’a pu suffisamment exploiter le potentiel de luminosité dont il disposait, laissant ainsi filer plusieurs occasions où des jeux de lumière auraient pu être mis en œuvre. Ceci étant, le jeu n’en demeure pas moins sublime, et c’est d’autant plus agréable que l’on nous suggère de tout explorer, de photographier certains éléments du décor ; le thème de la photographie est ainsi sagement développé.
Le scénario rime bel et bien avec les graphismes qui le mettent en jeu. Mais ce n’est pas tout : il rime aussi avec les sons qu’il abrite. Les musiques de Jonathan Moralie sont judicieusement choisies : la lente voix du chanteur accompagnant l’enchaînement des accords de guitare présente un rythme agréable et une sentimentalité poignante. Bien loin de bouleverser l’atmosphère du jeu, la musique s’agence parfaitement avec les autres éléments et vient de ce fait renforcer l’ambiance tantôt mélancolique, tantôt joviale qui définit cette œuvre. Ces musiques sont en outre placées à des moments judicieux, et de ce fait l’effet escompté est une réussite à chaque fois : les vagues d’émotions ressenties par le joueur sont accrues.
N’étant pas un expert en la matière, je n’ai rien d’autre à ajouter au sujet du son, si ce n’est qu’il est de bonne qualité dans l’ensemble – même dans le Vortex Club – et qu’il s’accorde plutôt bien avec les tableaux qu’il a le devoir d’animer puisqu’il évite soigneusement de les saupoudrer d’une masse de fioritures sonores qui les aurait certainement alourdis.
Pour terminer j’aimerais préciser qu’il n’y a pas eu une volonté de ma part d’étudier l’œuvre d’un point de vue strictement objectif, ç’aurait été bien trop prétentieux et surtout, parfaitement vain puisque qu’il est évident ici que les développeurs ont voulu, en faisant appel à la sensibilité de chacun, exprimer une réalité et la rendre perceptible. Il est évident que ce jeu exprime quelque chose, et c’est en liant la forme et le fond que j’ai essayé de décrire comment j’ai réussi à percevoir cette expression.
Toujours est-il que chaque personne est différente, que chacun présente des sensibilités, des exigences diverses et hétéroclites, et ce aussi bien en matière d’art qu’en matière de sentimentalité.
C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas m’aventurer dans les méandres de l’appréciation objective ; appréciation que je qualifierais de trompeuse, de vicieuse et de destructrice. Pourquoi ? Parce que celle-ci nécessite que l’on prenne de la distance par rapport à une œuvre, que l’on fasse momentanément abstraction de son ressenti au profit d’une recherche prétendument scientifique et raisonnable. En l’occurrence, cette recherche nécessite que l’on renonce à l’essentiel de l’œuvre parce qu’elle vise à toucher le cœur et non la raison. Vouloir être objectif reviendrait donc à détruire cette œuvre.
D’ailleurs, je ne ressens pas l’envie d’être objectif. Et si j’avais le malheur de ressentir cette envie, cela voudrait tout simplement dire que je n’ai pas réussi à percevoir la beauté de cette œuvre, que j’ai refoulé en mon moi sévère et profond la « perception sauvage » de l’art débarrassée des exigences formelles et implacables de la logique et de la raison, comme dirait Mikel Dufrenne (Esthétique et Philosophie).
Par exigences formelles et implacables de la logique et de la raison, j’entends exigences d’un scénario parfaitement maîtrisé, exigences d’un gameplay idyllique, exigences d’une morale révolutionnaire et exigences de bien d’autres éléments grâce auxquels on devrait être en mesure de qualifier une œuvre « d’exceptionnelle » tout en faisant fi de son expression initiale.
Il faut le dire : ici, le jeu ne répond pas auxdites exigences – mais pour être honnête, je ne pense pas qu’il soit possible d’y répondre. En réalité, l’histoire est truffée de facilités scénaristiques – la malléabilité du pouvoir au gré des évènements est clairement discutable – et d’idées brassées : la possibilité de faire des choix n’est parfois que futile et peut apparaître comme étant un voile destiné à nous faire avaler le scénario sans que nous puissions le modeler réellement, la réflexion sur l’espace-temps est un sujet plus que commun, les morales – telles que : il est inutile d’essayer de changer le cours des choses, puisque le destin finit toujours par l’emporter. Il faut vivre et accepter l’existence telle qu’elle est – et les questions éthiques – qui dois-je sauver ? – ou métaphysiques – où suis-je ? Que m’arrive-t-il ? – sont somme toute assez classiques et peuvent apparaître comme étant des prétextes ou des truismes un peu lourdingues conduisant au mélodrame, d’autant plus que ces réflexions ne sont absolument pas approfondies.
Mais qu’importe ? Il s’agit là de partager des impressions, de façonner une belle et authentique réalité artistique. Il ne s’agit pas là de fournir un travail scientifique, d’apporter une vérité qui contribuerait à l’histoire des idées ou à je ne sais quoi d’autre… Et tant mieux d’ailleurs ! Comme disait Nietzsche : « l'art nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité» (La volonté de puissance).
Après tout, cette œuvre n’a pas la prétention d’être parfaite – et aucune ne devrait l’avoir selon moi – ; elle se contente simplement d’expérimenter une difficile synthèse entre le cinéma et le jeu video, qui personnellement m’a beaucoup plu. J’espère qu’un jour nous verrons naître de ce travail un genre à part entière, une nouvelle manière de réinventer le monde à travers le prisme artistique.
Pour le moment, soyons indulgent ; contentons-nous de lui pardonner ses quelques écueils, et admettons plutôt que ceux-ci sont au service d’une cause plus grande, celle de l’expression de l’œuvre qui nécessite avant tout un effort d’immersion intense de la part du joueur – on ne le dira jamais assez –, et dont j’ai déjà suffisamment parlé. J’ai personnellement fait le choix du pardon – ou plutôt devrais-je dire celui de la contemplation, car en somme il n'y a rien à pardonner – et je ne le regrette absolument pas.
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Créée
le 30 mai 2016
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