« On se représente difficilement jusqu’à quel point la nature de l’homme est dénaturée » écrit Fiodor Dostoievski dans ses Souvenirs de la maison des morts : une œuvre qui questionne toujours l’humanisme et l’optimisme.
La nouvelle traduction d’Henri Mongault et Louise Desormonts parue chez Gallimard dans la collection folio classique avec une préface de Claude Roy nous donne l’occasion de revisiter cette oeuvre majeure du grand écrivain russe.
Cet ouvrage, marqué d’un cynisme et d’un pessimisme profond et exprimant une grande souffrance, est le résultat d’une longue réflexion de l’auteur élaborée pendant plusieurs années durant lesquelles il endura l’horreur de la solitude, la cruauté du châtiment et le monde de l’emprisonnement. Tels sont les thèmes qui font de ce récit une œuvre phare de la littérature concentrationnaire.

A travers un personnage fictif - le narrateur Alexandre Petrovitch Goriantchikov - Dostoïevski relate son expérience du bagne de Sibérie où il purgea une peine de quatre années de travaux forcés et six ans de « service militaire » en tant que condamné politique. En ce sens l’œuvre est constituée de plus d’éléments autobiographiques que d’éléments fictifs.
La métaphore de « la maison des morts », utilisée pour caractériser la prison située au fin fond de la Russie, est lourde de sens. Elle traduit tout le pessimisme présent dans l’œuvre qui anticipe d’une certaine manière l’être pour la mort que décrira plus tard Heidegger. Ce pessimisme radical n’a de sens que pour celui qui a déjà mis les pieds dans le bagne, qui a déjà déambulé dans les couloirs sinistres de cet univers déshumanisé, qui a déjà côtoyé ses habitants dénaturées, qui s’est déjà assis sur ses bancs sordides et qui a déjà goûté sa nourriture infecte. Dostoïevski veut nous donner ainsi un aperçu de ces sensations objectives.
L’écrivain illustre son récit de descriptions très poussées de plusieurs bagnards où il développe particulièrement une dimension psychologique concrète, rapprochant ainsi l’œuvre du réalisme russe. Ces portraits, caractéristiques du monde concentrationnaire, alimentent la réflexion de Dostoïevski, remettant en cause la plupart des représentations et des idées qu’il avait au sujet de l’homme et qu’il considérait comme fondatrices et universelles avant de pénétrer dans l’antre de la maison des morts ; la nature du monde et de l’homme n’est pas bonne comme le pensaient Leibniz et Rousseau. De ces observations, Dostoïevski tire des leçons de vies qui aboutiront à cette définition de l’homme : « Un être qui s'habitue à tout » « Voilà, je pense, la meilleure définition qu'on puisse donner de l'homme » déclare l’auteur ce qui influencera largement les œuvres qu’il rédigera ensuite.
Oui, un être qui s’habitue à tout, aux conditions déplorables dans lesquelles il vit. Mais l’homme est-il un être qui survit seul ? A travers ces portraits on prend conscience que Dostoïevski en s’enfonçant dans le bagne fréquenta la bassesse de la société, ce qui lui permit d’entrevoir les pires défauts, les pires sentiments, les pires êtres que l’humanité puissent engendrer et c’est à leur côté que l’auteur a dû purger sa peine. L’auteur, en tant qu’intellectuel, est d’entrée méprisé et martyrisé par ses compagnons ce qui lui fait comprendre rapidement que la solitude est le seul moyen de s’en sortir dans ce cercle de l’enfer où la normalité est le crime, où la division sociale est d’une rigueur absolue. L’auteur réalise plus tard que cette solitude lui aura été d’un bénéfice profond car elle lui aura permis de réfléchir sur lui-même et sur les autres, sur la condition de l’homme dans la maison des morts et en général dans la société russe.
Une des raisons ayant poussé l’auteur a s’isoler est la cruauté des êtres qui l’entouraient : des hommes ayant commis des crimes irréparables, ne ressentant absolument aucun remord et, tirant même de leur acte une certaine satisfaction. La cruauté ne se résume évidemment pas à celle des détenus peints par l’auteur, elle est aussi la règle de vie des gardiens du bagne, les tortionnaires. Dostoïevski se plait à décrire avec un réalisme comportant de nombreux détails la punition des coups de fouets infligée aux détenus récalcitrants ainsi que la satisfaction et le plaisir que s’octroient les bourreaux avec bonne conscience. Cette bestialité marqua l’auteur durant toute sa vie. Dans les frères Karamazov il écrit : « On compare parfois la cruauté de l'homme à celle des fauves, c'est faire injure à ces derniers. »

Ce traitement du thème du châtiment possède un réel intérêt historique qui enrichit l’intérêt littéraire : Claude Roy écrit « La Russie d’hier et d’aujourd’hui […] ont su simultanément contraindre un nombre important de leurs victimes, non seulement à subir sans révolte les épreuves infligées, mais à donner à leurs tourmenteurs un total acquiescement». A travers de nombreux aspects, on remarque que la maison des morts s’apparente au Goulag : La lutte pour la survie est omniprésente, le travail forcé est inévitable, le châtiment est sans merci, l’humanité est désemparée... Cet ouvrage constitue ainsi une formidable introduction à la réflexion sur tous les camps de concentration que les régimes totalitaires et parfois certaines sociétés dites libérales mettent en place pour réduire les opposants politiques.

Pour terminer avec une note positive, l’écrivain nous propose le récit distancié et prenant d’un homme courageux, ne se laissant jamais aller au désespoir même lorsque les conditions s’acharnent sur lui, trouvant un certain réconfort dans la solitude salvatrice d’une méditation lucide, dans laquelle il élabore une pensée quasi métaphysique du sort de l’humanité (qui se développera des œuvres de jeunesse jusqu’à la maturité), une réflexion étayée de descriptions objectives et des péripéties de cette humanité sans nature témoignant du génie littéraire de Dostoïevski. Doit-on insister pour dire combien ce livre est singulier et combien il donne à penser ?
Ataraxia
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le 2 janv. 2015

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