Dans ma pipe je brûlerai mes souvenirs d'enfance.
Little Inferno, comme tous les jeux indépendants, est à prendre avec beaucoup de distance en tant que " jeu ". Même ceux qui recherchent autant d'objectifs que dans World of Goo seront déçus, mais ceux qui sont partis avec la curiosité de découvrir un jeu terriblement triste, cruel, et drôle à la fois repartiront, comme moi, la larme à l'œil et l'envie, de temps à autre, de retourner un instant dans ce foyer de divertissement.
S'il y a un but dans Little Inferno, il est l'illustration même de l'inutilité ; brûler des choses, pour gagner de l'argent, pour acheter de nouvelles choses, pour les brûler, pour gagner de l'argent, pour acheter de nouvelles choses, pour gagner de l'argent. Sur le papier autant que dans le jeu, c'est un excellent pas en avant vers l'évolution du jeu en tant qu'art ; si, notamment grâce aux avant-gardes de la fin du XIX°, quelques artistes, auteurs et dramaturges, ont été les maîtres de l'art pour l'art, Little Inferno prône à nouveau ce courant esthétique (et graphiquement, quelle esthétique !) en nous balançant dans ce foyer de divertissement et nous proposant, sans savoir qui on peut bien être, de brûler, de créer des réactions en chaîne, de se réchauffer au milieu de la neige et du froid hivernal (même si comme moi on achète ce jeu le 15 mai). Et c'est aussi jouissif que c'est triste.
Et c'est là que Little Inferno joue admirablement sur deux plans ; il est d'une absolue inutilité, mais par là même, il est une critique subtile et encore plus cynique que World of Goo d'un monde inutile en lui-même. Comme l'indique la merveilleuse vidéo qui introduit le deuxième catalogue, qu'y a-t-il de mieux que d'avoir des jouets ? Brûler des jouets ! Et en racheter ! Et tandis que le monde se gèle, les foyers se réchauffent, peu importe ce qu'il y est mis à brûler dedans ; le jeu nous invite même dans une sorte de voyeurisme, le Little Inferno est le seul décor, et nous n'avons connaissance du monde extérieur que par des lettres, et des évènements extérieurs brutaux et inattendus. Ces lettres, lettres de mamie, lettres d'amour de la voisine qui se désespère de ne pas avoir de réponse, sinon les deux ou trois objets qu'on lui envoie, ou même prévisions météo qui nous font presque culpabiliser, on les brûle. De même que des jouets pirates, que des pandas en peluche, qu'une photo de famille de quelqu'un d'autre, ou même de ses propres souvenirs pris au hasard — quel " hasard " que les images proposées par le jeu sur mon ordinateur soient des photos de quelque chose que j'aurais rêvé de brûler et qui avait une grande importance pour moi. Le jeu touche extrêmement l'intériorité de chacun, et pour qui a un minimum de sensibilité, fait appel à la fois à la nostalgie, grâce à la musique magnifique, bien que celle de World of Goo soit parfois un peu plus triste, et à l'avidité. Et puis cette fin, ce scénario qui ne dévoile jamais qui est réellement Sugar Plumps, cette esthétique qui ne peut que rappeler Limbo dans ce qu'il a de plus poétique et de plus triste, cette neige, et cette rencontre finale évidemment parallèle à Charlie et la Chocolaterie (rappelée explicitement par les paroles du gardien des leviers d'ailleurs) ; cette usine dramatique, cette ville qui respire la mort, ce désir de partir là-haut bien au-delà de la ville dans un ascenseur qui ne peut que monter, créent une poésie finale qui joue aussi bien sur Charlie et la Chocolaterie que sur The Truman Show. Et cette musique…
Dans Little Inferno, tout le caractère d'immédiateté et de surconsommation, souligné en plus par les descriptions cyniques des objets à acheter, est à la fois le moteur du jeu et de ce qui le rend, dans tous les sens du terme, ludique, et est également, subtilement, à travers ses propos et ses mécanismes, une remise en question du monde moderne. À partir de là, la question " Le jeu est-il un art ? " n'a plus à se poser. Little Inferno part du principe que bien sûr, le jeu est un art, qui peut aussi bien s'arrêter au simple " message " social — qu'il évite cependant grâce à son cynisme de faire tomber dans la facilité et l'évidence, ce qui le sauve — qu'aller toujours plus loin dans l'affirmation de son esthétique. Et, comble de l'excellence, et rares sont les œuvres d'art qui depuis des siècles ont réussi à le faire, le jeu, dans un grand équilibre, réussit à marier les deux.