Si les jeux à énigmes vous rebutent, sachez que ce qui vous attend dans Lorelei and the Laser Eyes est au-delà de la logique : c’est une vertigineuse expérience de jeu vidéo, philosophique et esthétique, sinistre et émouvante, un indé de Simogo aux nombreux visages. Partant d’un gameplay épuré au possible se construit un récit extraordinairement complexe, très cinématographique (c’est édité par Annapurna, inspiré d’un film de Resnais, et ça résonne très Lynch), constitué d’un tableau de motifs qui se redoublent et se répondent en jouant sur la confusion des temps.
[Spoil ? = cette critique dévoile en partie l’univers et l’écriture d’un jeu que vous aimeriez probablement découvrir en entier par vous-même. Toutefois, elle ne donne pas de solution ni ne révèle d’élement précis de l’intrigue, sauf si masqué sous balise... voyez ça comme une bande-annonce un peu trop généreuse.]
I.
Lâchée sans explication à l’orée d’une forêt, une femme aux lunettes noires sort de sa voiture avec, pour seul élément, la photo d’une morte (...et le manuel du jeu). En s’enfonçant de quelques pas dans les bois, elle aperçoit au loin une bâtisse un peu creepy, identifiée par une enseigne qui brille blanc dans la nuit : « HÔTEL LETZTES JAHR ».
Après cette invitation aussi inquiétante qu’habitée, on s’immisce dans un monde énigmatique et sombre, tout en noir et blanc et rouge, dont on se rend vite compte qu’il a la singularité d’être formidablement bien écrit : loin d’être un simple enchaînement de casse-têtes, ou un film de Nolan qui nous noierait volontairement dans un script sibyllin, Lorelei distille les motifs du mystère, égraine les références (à la mythologie, au cinéma, aux langues et à la littérature), et propose de cheminer dans le lieu en résolvant des énigmes qui montent, par échos, le décor d’un récit qui donne le tournis.
II.
En voyant apparaître une pléiade de personnages brumeux qui nous prennent à parti dans une sorte de mise en scène macabre autodéclarée, on a le sentiment d’être le rôle principal d’une pièce de théâtre dont on n’a pas le texte, tout en sentant que la vérité est à portée de main... À travers un travail onirique de temporalités, entre réel et fiction, cet univers étrange questionne notamment l’Art et l’identité de l’Artiste dans des perspectives quasi-métaphysiques, activant les thèmes du génie, du rêve, de la folie — et de l’argent : quelle couleur sublime l’art doit-il atteindre pour échapper à ses perspectives mercantiles, à l’orée du capitalisme ? (Juré c’est pas moi qui surcommente, c’est dans le texte).
En perpétuel commentaire métafictionnel (c’est plus agréable que ça ne sonne), Lorelei nous dispense des cristaux d’histoire enchâssés dans le grand récit, tantôt sous la forme de contes mis en musique, tantôt dans les pages d’un scénario de film délirant, ou encore dans les écrans cathodiques d’un vieux jeu vidéo polygonal éternellement resté à l’état de version-test... Et ce, toujours avec une cette patte esthétique ingénieuse et tourmentée de l’équipe de Simogo. Avec elle résonne la fabuleuse bande-son de Daniel Olsén, feutrée et inquiétante, entre 8-bit et ambient-symphonie, qui mêle des synthés neigeux, des bossa-novas mélancoliques à la guitare (Jonathan Eng) et des arrangements de voix (Linnea Olsson) et de cordes très gracieux.
III.
À propos d'art, l’un des thèmes centraux de ce récit labyrinthique (...outre un labyrinthe !) est d’ailleurs la Vision ; celle de l’artiste, celle du magicien, mais aussi celle de l’Œil.
(SPOIL:)
Tout tourne autour d’un mystérieux artefact, nommé le Troisième Œil, qui semble attribuer à son possesseur le pouvoir de révéler l’immense et véritable beauté du monde... mais qui a aussi mené ses possesseurs successifs à s’arracher les yeux lorsqu’iels réalisent que cette beauté inestimable ne peut être atteinte par nos yeux médiocres, mortels, corrompus. Du moins, c’est ce qu’en disent les légendes...
Et il est troublant de finalement s’apercevoir qu’au sein d’un jeu qui met à ce point en avant le thème des Yeux, on ne pourra (quasiment) jamais entrevoir... le moindre œil humain ! Notre héroïne porte constamment des lunettes de soleil, notre hôte est constamment cadré en-dessous des pommettes, l’Enfant-Chouette et le Magicien sont masqués, les Frères sont toujours de dos, et nos avatars polygonaux dans la console-test sont tout simplement dotés d’une absence angoissante de visage... Si bien que la source la plus accessible de réconfort reste longtemps cet aimable labrador noir (doté d’yeux) que l’on rencontre dès notre arrivée. Lorelei pousse la bravade jusqu’à nous procurer un document traitant de l’oculomancie, ou l’art de lire les yeux... qui restera l’un des seuls items inutiles dans votre progression ! Un joli pied-de-nez...
IV.
Comme de nombreux jeux, Lorelei fait la part belle aux items lisibles (lettres, extraits de livres, pages de journal intime...), et c’est aussi pour eux que je parle d'une grande écriture (et d’une excellente traduction) : on prend plaisir à lire les items !
La grande réussite de Simogo est de combiner en ces objets un double-intérêt – d’une part l’utilité pure de leurs contenus en vue de la résolution des énigmes (comme c’est le cas dans d’autres jeux à énigmes, risquant d’être un peu sec et pas très esthétique), et d’autre part une véritable contribution à l’ambiance et au récit (comme c’est le cas dans des RPG à lore, type The Witcher, qui font l’entorse sur qualité et variété, et sur leur utilité discutable par rapport à leur quantité assommante). Mais Lorelei évite ces deux écueils : on lit tout parce qu’on en a besoin, certes, mais c’est aussi un plaisir de le faire car ces pièces procurent leur propre intérêt narratif tout au long de la quête des secrets de l’hôtel. Et c'est notamment cette intégrité perpétuelle du lore (si le quatrième mur est brisé, c'est avec classe et sans gratuité) qui permet d'éviter le côté "tunnel de puzzles" et de conserver l'intensité de l'atmosphère.
Si l'on devait pinailler, on pourrait relever l'ergonomie un poil chronophage du menu, surtout lorsque l'on doit alterner plusieurs fois entre l'in-game et le contenu d'un document (qu'il faut à chaque fois aller repointer dans l'inventaire, puis remonter manuellement vers la croix pour en sortir)... On pourra aussi occasionnellement se retrouver coincé pour rien, à faire des allers-retours, parce que notre regard a simplement raté un élément du décor (et le décor est assez vaste et tortueux) ou parce qu'on n'a pas eu le déclic logique sur l'un des puzzles... Mais bon, veut-on vraiment pinailler ?
MDCCCXLVII.
Il y a en Lorelei comme une force qui nous dépasse, et pourtant, tout est mené par le joueur. Ce sentiment est doublé d’une grisante absurdité, notre personnage continuant d’avancer muet et sérieux à travers le mystère d’un monde sépulcral qui semble se moquer de nous ; le jeu s’offre même le luxe de proposer des choix sans aucun impact sur la narration ( « se laver les mains » ou non en sortant des toilettes, verrouiller ou non sa voiture...) comme pour nous prouver qu’il faut jouer avec les règles du jeu, que c’est une mise en scène et que tout le monde le sait mais qu’il faut faire comme-si, les artistes étant de grands enfants ; et qu’il vaut mieux appliquer ces règles à l’aveugle afin de les comprendre enfin. À ce stade, ce ne sont que de petits détails, mais c’est aussi la trace d’une grande maîtrise des tons et des ambiances.
Bref, pour le remettre dans une coquille : Lorelei and the Laser Eyes fera cauchemarder, et fera plaisir aux esprits logiques comme aux cœurs littéraires ! Moi, en tout cas, ça m'a saisi de bout en bout, et j'oserais dire que c’est pas loin du chef-d’œuvre.
*