Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr
C’est en voyant la scène du film Inception, où Paris est pliée sur elle-même et les personnages basculent du sol au mur, que le développeur et ancien physicien William Chyr se serait posé cette question à l’origine de Manifold Garden : comment la gravité se comporterait-elle si l’on prenait au sérieux un tel « pliage » du monde ? Son jeu en propose une réponse « par l’expérience » , sous la forme d’un puzzle-game à la première personne (pensez Portal ou Antichamber) à mi-chemin entre l’art contemporain, la physique et le trip psychédélique.
A chaque instant, le joueur peut lui aussi basculer du sol au mur pour en faire son nouveau sol, et réorienter tous ses repères (de haut et de bas, de gauche et de droite) dans le même mouvement. Mais l’astuce n’est pas simplement visuelle, et prend un tour physique jusqu’au-boutiste : le sol est pris en son sens rigoureux, comme la surface vers laquelle le joueur est attiré sous l’effet de la gravité. Changer de sol dans Manifold Garden, c’est donc changer de gravité parmi six possibles (le sol, quatre murs, le plafond), chaque surface ayant sa propre couleur. On pourrait presque dire que Manifold Garden propose à chaque instant six monde en un, tant notre appréhension de l’espace se trouve radicalement chamboulée après une bascule d’un plan à l’autre.
C’est ce qui fait la pureté de Manifold Garden : l’architecture multi-dimensionnelle de ses niveaux constitue la matière même de ses énigmes, et c’est une épreuve en soi ne serait-ce que de les comprendre, avant même de s’y déplacer – alors imaginez la prouesse intellectuelle derrière leur conception ! Pour progresser, le joueur devra ouvrir des portes à l’aide de cubes, sortes de clés colorées selon le même code que les « sols », qui ne subiront la gravité que si l’on se trouve dans le plan de même couleur : un cube rouge ne sera « actif » que dans le plan « rouge », et se retrouvera cloué sur place et comme statufié si l’on bascule vers un autre plan. Il dépendra de nous d’utiliser cette loi physique pour progresser, en jouant sur l’activation ou la désactivation des cubes puis, plus loin, sur celle d’autres objets physiques rencontrés – de grandes plateformes déplaçables pour en faire des passerelles, des cours d’eau à « figer » en chemin en sortant de leur plan -. Avantage de ce cœur physique, le jeu n’est que rarement bâti autour d’un parcours « standard » et pousse sans cesse à l’expérimentation.
Et autant vous dire qu’il faudra se montrer très créatif pour se frayer un chemin dans ses temples énigmatiques, qui s’étendent bientôt en vertigineux labyrinthes. Le vertige est d’ailleurs renforcé par la duplication des niveaux à l’infini, ouvrant sur le meilleur gimmick du jeu : le saut dans le vide en chute libre entre les « îlots» construits pour attraper une plateforme lointaine, ou sauter du bas vers le haut d’un même décor dans l’une de ces boucles spatiales qui retournent le cerveau. En plus d’être jouissif, cette possibilité de « sortir du cadre » se révèle vite un outil indispensable pour, littéralement, prendre du recul et tenter de comprendre la topographie d’un lieu tout en se laissant choir, d’autant que le jeu est visuellement limpide : les objets interactifs étant de couleur vive, il est fréquent d’apercevoir au loin le début d’une solution colorée pour débloquer son parcours.
Un petit avertissement tout de même : dans la deuxième moitié du jeu, les niveaux deviennent si vastes et complexes qu’il nous a semblé impossible de s’en faire une idée mentale. La surcharge cognitive est alors fréquente, et l’on ne sait toujours pas comment on a réussi à amener certains cubes à bon port, tant la contrainte gravitationnelle (« cube rouge ne bouge que sur plan rouge ») combinée au level-design multi-dimensionnel ont entravés notre parcours et heurté le rythme de notre progression. Mais l’attrait principal de Manifold Garden demeure, derrière l’épreuve : ses mondes en boucle réservent de visions stupéfiantes, confinant parfois même au cauchemar fiévreux, comme ces simili-temples grecs aux colonnades infinies et aux abîmes sans fond, ou encore cette gigantesque façade pyramidale plafonnée par son exact miroir (voir la capture ci-contre) : au delà de son intérêt ludique, Manifold Garden marque peut-être avant tout comme trip visuel singulier dans un monde rendu possible et explorable uniquement par le média vidéo-ludique. Il est, en outre, conclu comme il se doit par un final hypnotique, où des formes multicolores aux airs de rosaces psychédéliques se reconfigurent jusqu’à devenir tesseract, cube, carré, ligne puis point, en une sorte de repliage terminal de sa géométrie.
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